Jonas Fink perd ses dernières illusions dans le Prague d’août 1968
Vingt ans après le « coup de Prague » de 1948, l’URSS s’immisce à nouveau dans les affaires intérieures tchécoslovaques pour y rappeler le dogme et la discipline communistes, au grand dam de Jonas Fink. Déjà responsable de la mort de son père et de la décrépitude de sa mère, le grand frère soviétique remet involontairement sur sa route Tatjana, son amour de jeunesse, venue couvrir la visite de Tito pour son journal. En refermant une longue séquence entamée peu après la chute du Mur de Berlin, Vittorio Giardino livre ici l’épilogue* des aventures de son héros, dans l’effervescence du Printemps de Prague et de sa répression planifiée par les troupes du Pacte de Varsovie.
Dans le monde occidental, l’année 1968 ne débute pas spécialement dans la sérénité. L’enlisement du conflit vietnamien et la contre-offensive du Têt en février, la contestation étudiante puis sociale en France à partir de mars, l’assassinat du pasteur Martin Luther King en avril à Memphis et la crainte de soulèvements dans les ghettos noirs états-uniens, autant d’événements capables de déstabiliser les démocraties libérales. Paradoxalement, de l’autre côté du Rideau de fer, un vent de liberté souffle sur les rives de la Vltava. Depuis la nomination d’Alexandre Dubček au poste de premier secrétaire du KSČ (Parti communiste tchécoslovaque) le 5 janvier 1968, la volonté de réformer le régime dans un sens plus libéral remplit d’espoir tous ceux qui rêvent de voir la promesse d’un « socialisme à visage humain » se concrétiser.
S’il tarde à porter ses fruits dans le domaine économique, cet assouplissement s’observe nettement dans la vie intellectuelle et culturelle du pays. Le théâtre Na Zabradli (“Sur la balustrade”) affiche désormais sans crainte des pièces d’un jeune auteur très prometteur, Vaclav Havel. La revue Literarni Listy publie à nouveau des écrivains jadis censurés, alors que les poètes officiels de l’ère précédente semblent voués aux gémonies. Sur Radio Free Europa (radio financée par le Congrès états-unien pour stigmatiser les régimes liberticides de l’Est), la jeunesse pragoise écoute les derniers tubes du rock US. Preuve supplémentaire d’un changement dans la Tchécoslovaquie de 1968 : Zdenek Martinek, le pilier du groupe Odradek, a pu se rendre au festival d’Avignon et rapporter dans ses bagages, outre des robes et des chaussures pour sa compagne, le Sergent Pepper des Beatles, mis dans les bacs des disquaires un an auparavant.
Pour Jonas Fink, l’heure de la revanche personnelle a sonné. La commission de réhabilitation pour la révision des crimes staliniens, mise en place par le nouveau gouvernement, lavera forcément l’honneur de son père. Désormais patron de la librairie que lui a vendue monsieur Pinkel, Jonas n’aura plus à craindre la surveillance policière de ceux qui traquaient jadis les vendeurs de samizdats (système clandestin faisant circuler des écrits interdits par la censure, et par extension, ces écrits eux-mêmes). En couple avec la ravissante et sensuelle Fuong, jeune médecin vietnamienne qui achève ses études à la clinique gynécologique de Prague, Jonas peut enfin fréquenter sans relâche ses amis d’enfance, les médecins Jiri et Vaclav, Alena la journaliste, Nadja la fonctionnaire, Eva la professeure, Milan l’ingénieur, Libuse la comédienne et Zdenek le metteur en scène et directeur du théâtre Sklep Divaldo. Et revoir Tatjana, l’amour fou de sa jeunesse*, venue en reportage à Prague pour son journal, Isvestia. Mais comme un signe du destin, leurs retrouvailles passionnées vont être contrecarrées, cette fois encore mais à une autre échelle, par l’orthodoxie communiste.
Après avoir démis l’infortuné Khrouchtchev de son poste en 1964, le nouveau maître de l’URSS, Leonid Brejnev n’a pas encore imprimé sa marque sur les relations internes au bloc communiste. Mais, depuis Prague, son action ne paraît pas suspecte : c’est lui qui, en décembre 1967, a précipité la chute du prédécesseur de Dubček, Novotný, facilitant ainsi le renouvellement des cadres dirigeants au sein du parti communiste tchécoslovaque. Constatant que Dubček n’a pas seulement manœuvré pour s’installer au pouvoir, mais qu’il est bel et bien convaincu de la nécessité de réformer en profondeur son pays, Brejnev passe du scepticisme à la réprobation. La publication du manifeste** intitulé Les Deux Mille Mots, le 27 juin 1968, sonne le glas de l’expérience tchécoslovaque. Dès lors, enrobée dans des conférences et des
sommets comme celles de Čierna nad Tisou*** en juillet ou de Bratislava**** début août, la mécanique de la répression du « Printemps de Prague » se met en marche.
Dans le flot nourri des parutions ancrées dans l’Histoire contemporaine, la part faite à l’Europe de l’Est pendant la Guerre froide n’est pas si généreuse. Et dans cette portion plutôt congrue, l’œuvre de Vittorio Giardino sur la situation emblématique de la Tchécoslovaquie vaut à elle seule le détour. Trop jeune pour avoir été sensible au coup de force du parti communiste tchécoslovaque en février 1948, l’auteur italien nous livre ici une véritable radioscopie de l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie. À cette reprise en mains qui tait son nom, il faut des responsables. Le groupe Odradek constitue le bouc-émissaire idéal : un libraire juif fils d’agent contre-révolutionnaire, des hommes et femmes de théâtre, des médecins, une journaliste… Orchestré par des agents du STB (le service de renseignement tchécoslovaque) tout heureux de draper leur vengeance dans la raison d’Etat, ce complot de l’intérieur se déroule sous les yeux du lecteur tenu en haleine tout au long de la folle journée du 21 août.
Promenant ses lecteurs sur les artères principales de la capitale tchécoslovaque, Giardano confronte Jonas et son petit cercle d’intimes aux événements. Il rend ainsi hommage au courage de nombreux Pragois qui, une fois passé le moment de la sidération, disent non de toutes leurs forces à l’occupation soviétique. Mais les appels à résister lancés sur Radio Prague (devenue clandestine) n’y feront rien. L’Histoire est en marche, le scénario de Budapest en novembre 1956 se répète, imperturbablement. Tiraillé entre sa propre mise en sécurité et la crainte de voir Tatjana, journaliste d’un média officiel soviétique sous surveillance, lui échapper à nouveau, Jonas fait le choix de l’exil, la mort dans l’âme.
Presque vingt ans après, comme dans un cycle aux accents dumassien, Jonas Fink s’en retourne à Prague. Tous les survivants du groupe Odradek l’accueillent et lui font fête. Après l’hommage à ses parents et l’adieu à monsieur Pinkel, qui reposent au cimetière de la ville, Jonas et sa famille déambulent sur Mala Strana, marquent l’arrêt sur le pont Charles et finissent dans l’ex-brasserie Kralik. Le constat est amer : le
libéralisme a vite pris le relais et le dessus sur la liberté conquise en 1989 lors de la « Révolution de velours ». En plus du deuil de ses parents, de ses mentors Finkel et Slavěk, de son ami Zdenek, de son amour pour Tatjana, Jonas doit aussi se résigner à porter celui de la Tchécoslovaquie.
* : voir tome 1, Jonas Fink, ennemi du peuple, à cette occasion réédité par les éditions Casterman. Sont racontées en un seul volume l’enfance et l’apprentissage du héros. L’arrestation et la condamnation de son père, un psychiatre juif trop proche des thèses freudiennes et trop rétif aux injonctions du pouvoir envers les dissidents, lui valent son déclassement social et civique. Contraint de gagner sa vie pour aider sa mère, il cherche à entrer dans la vie active, jusqu’à la rencontre d’un premier mentor, le plombier Slavěk, poète et philosophe de comptoir, puis celle du libraire Pinkel, dont il devient le commis (et le successeur dans le tome 2), mais dont il doit surveiller les agissements contre-révolutionnaires pour le compte de la police. Il intègre aussi le groupe d’inspiration kafkaïenne Odradek (défini comme une « association pour la survie mentale »), composé de lycéens en révolte adeptes de tous les textes censurés par le pouvoir. Dans cette joyeuse bande d’idéalistes, il fait la rencontre de Tatjana Gostrova, fille de diplomates soviétiques en poste à Prague. Leur idylle est brutalement rompue par les parents de la jeune fille lorsqu’ils découvrent que Jonas Fink est le fils d’un proscrit. Le tome 1 s’achève sur une lettre de Tatjana, pleine d’espoir, qui laisse Jonas désemparé.
** : Le 27 juin, plusieurs journaux de Prague publient Les Deux Mille Mots, manifeste rédigé par l’écrivain Ludvik Vaculik et signé par soixante-dix personnalités publiques pour soutenir les réformes de Dubček . Ce texte n’a pas été écrit dans l’urgence, mais, publié sous cette forme, il fait l’effet d’un chiffon rouge agité sous le nez de Moscou. Il s’achève par ces mots : « Ce printemps, il nous est revenu, comme après la guerre, une grande opportunité. Nous avons de nouveau la possibilité de reprendre en main notre destin commun, portant le nom provisoire de socialisme, et de lui donner une forme qui corresponde mieux à la réputation et au jugement plutôt positif que nous avions autrefois de nous-mêmes. »
*** : Lors de cette rencontre bilatérale à la frontière russo-slovaque, Dubček affirme pouvoir réformer son pays tout en restant membre du Pacte de Varsovie et du Comecon. Pour obtenir l’aval de Brejnev, le KSČ promet de mettre au pas les tendances « anti-socialistes » et de contrôler la presse de façon plus stricte. À ces conditions (assez floues), l’URSS accepte de retirer ses troupes stationnées en Tchécoslovaquie depuis des manœuvres en juin. Mais difficile de croire qu’un autre plan n’était pas déjà en gestation.
**** : Le 3 août 1968, les représentants de l’URSS, de la RDA, de la Roumanie, de la Hongrie, de la Bulgarie, de la Pologne, et de la Tchécoslovaquie y signent la Déclaration de Bratislava, dans laquelle sont réaffirmées la fidélité inébranlable au marxisme-léninisme et à l’internationalisme prolétarien. L’URSS y exprime aussi son intention d’intervenir chez l’un quelconque des membres du Pacte si un système pluraliste y était instauré. Cette déclaration (prémonitoire ici) prendra le nom de doctrine Brejnev.
Jonas Fink T1 Ennemi du peuple. Vittorio Giardino (scénario, dessin et couleurs). Casterman. 160 pages. 22 €
Jonas Fink T2 Le Libraire de Prague. Vittorio Giardino (scénario, dessin et couleurs). Casterman. 178 pages. 22 €
Les 5 premières planches