Klaus Barbie – La Route du rat, autopsie du procès symbole du tortionnaire nazi, qui concrétise la notion de crime contre l’humanité
35 ans après les faits, Frédéric Brrémaud et Jean-Claude Bauer reviennent avec Klaus Barbie – La Route du rat sur l’un des procès les plus retentissants de l’après-guerre, celui de l’ancien commandant de la Gestapo à Lyon entre 1943 et 1944. Premier procès pour crime contre l’humanité en France, il est emblématique de cette notion juridique de faits imprescriptibles. Klaus Barbie – La Route du rat est un album remarquable sur la forme et indispensable sur le fond.
D’abord, et c’est un des grands mérites de cet album, pour rappeler la définition de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, les hasards historiques faisant qu’avec la guerre en Ukraine cette notion est réapparue, accompagnée de nombreuses controverses. Or, l’album est suivi de deux dossiers en postface écrits par Pierre Truche et Jean-Olivier Viout, le Procureur Général de Lyon et son substitut lors du procès, qui précisent ces notions et les conditions de ce procès hors-norme.
Ensuite, parce que le dessinateur Jean-Claude Bauer a 34 ans (même nombre d’années qui sépare le procès de l’album) quand, comme il de dit dans la postface, son regard croise pour la première fois celui du « boucher de Lyon ». Il est en effet désigné par Antenne 2 pour rendre compte du procès alors que ce n’est pas un habitué des prétoires. Contrairement à d’autres, il assiste à toutes les audiences, il en garde de nombreux croquis et dessins (l ‘album est entièrement réalisé aux crayons de couleurs, avec de nombreux portraits) et surtout le souvenir des témoignages poignants des victimes et de l’indifférence de l’accusé. C’est contre cette indifférence, en mémoire des victimes qui ne sont plus là, pour ce devoir de rappel du passé qu’il faut mener inlassablement que Jean-Claude Bauer se bat. Mais pas seulement. « A l’heure où le monde ne tourne plus rond, écrit-il, où le nationalisme gagne du terrain à travers la planète , où le fanatisme religieux dégage à s’y méprendre quelques relents du passé, il me semblait opportun, voire nécessaire, de raviver ces souvenirs et de parler de ce qui fut dans ma carrière, la plus belle leçon d’humanité que l’on puisse recevoir ».
Enfin, parce que la bande dessinée peut toucher un plus large public et surtout les jeunes, pour qui le procès Barbie ne dit rien. La sortie de l’album est l’occasion de discussions, de dédicaces et de fil en aiguille de rencontres organisés avec les collégiens et les lycéens, afin de comprendre pourquoi la justice peut et doit juger un vieillard, même 40 ans après les faits. Et quels faits !
Cette bande dessinée est d’abord très riche, très documentée, avec de nombreux éclairages : carte des filières d’évasion nazies appelées « routes du rat », préface des Klarsfeld sans qui le procès de Klaus Barbie n’aurait jamais eu lieu, postfaces de juristes renommés et de l’auteur, dont une de quinze pages avec des extraits des sources historiques du procès. Mais surtout, cet album ne se limite pas au récit du procès ! Il est constitué de deux parties qui sont trois dans les faits : la traque et le procès. Ces deux parties sont entremêlés d’une troisième, constituée des nombreux retours sur l’histoire et la « carrière » du nazi convaincu que fut Klaus Barbie.
Le montage de l’album est donc original et se lit comme un roman d’espionnage. Ainsi commence-t-il en 1972. Suite aux efforts des Klarsfeld pour que le dossier Barbie ne soit pas classé, des témoignages permettent de localiser Barbie au Pérou puis en Bolivie où il vit en se faisant appeler Klaus Altmann. Le journaliste Ladislas de Hoyos est dépêché par Antenne 2 pour l’interviewer et en savoir plus.
Cet interview, pourtant très encadré, va relancer la traque de ce criminel de guerre de manière rocambolesque : Ladislas de Hoyos et son équipe arrivent à sauver les bobines du film que les hommes du ministère de la Justice bolivien veulent récupérer ; ces images font le tour de la France et permettent à des personnes de reconnaître Barbie en Klaus Altmann ; Klaus Altmann malgré ses propos comprend le français ; enfin, il laisse involontairement ses empreintes sur une photographie que le reporter lui a tendu pour l’identifier. Celles-ci correspondent en de nombreux points avec celles datant de la guerre. Klaus Altmann et Klaus Barbie sont une seule et même personne ! Le dossier est rouvert. Il faudra pourtant plus de dix ans avant que Barbie ne soit extradé de la Bolivie vers la France le 5 février 1983.
Pour comprendre pourquoi, il faut suivre le récit qui mêle alors l’époque lointaine de l’ascension du nazisme et de la guerre (en couleur sépia) aux années d’après-guerre. Ces reconstitutions permettent de se rendre compte d’abord que Klaus Barbie était un homme froid, cruel et cynique, un nazi convaincu, officier zélé à l’ascension fulgurante. Elles éclairent ensuite la façon dont il a pu échapper à la dénazification (les pages sur le recrutement par les services américains sont édifiantes) dans cette période trouble de l’après-guerre et du début de la guerre froide.
Surtout, on se rend compte que jamais Klaus Barbie n’a renié ses convictions et qu’au contraire il les a mises au service de la dictature bolivienne, ce qui lui a permis à la fois de s’enrichir et d’être protégé par le régime. Ce n’est qu’a la suite d’élections démocratiques en Bolivie, en 1982, permettant un changement de régime, que les protections de Barbie tombent et que la demande d’expulsion française est mise en œuvre.
La seconde partie de l’album, le procès, n’est pas redondante car elle permet de se concentrer sur les exactions de Barbie en France, surtout lorsqu’il devient le commandant de la Gestapo, section IV de la SIPO-SD (services de polices et de renseignement allemands) à Lyon, après que l’Allemagne ai envahit la « zone libre » en novembre 1942. Outre l’arrestation et la torture systématique des résistant·e·s à laquelle Barbie participe, l’ouvrage rappelle le rôle de ses services dans l’arrestation des réfractaires au STO (service du travail obligatoire en Allemagne) et leur déportation ; dans la traque et la déportation des Juifs, dont celle des enfants d’Izieu ; dans le massacre des prisonniers de la prison militaire de Montluc, ou leur exécution sommaire (plus de 700 victimes) et enfin dans le viol systématique des femmes arrêtées. Au total un bilan effrayant : 14 000 incarcérations, des centaines de viols, plus de 7 000 déportations et plus de 4 000 meurtres !
Cette seconde partie permet surtout d’être confronté aux témoignages terribles des survivants, par exemple celui de Lise Lesèvre ou de Simone Kadosche, torturée sous les yeux de sa mère alors qu’elle avait 13 ans.
Cette seconde partie met aussi en avant le rôle des citoyens qui, comme les Klarsefld n’ont eu de cesse que justice se fasse au prix d’un travail de recherche et d’alerte incessant. Ainsi que le rôle de la justice et ses règles. Car finalement, si Barbie n’est jugé que pour une partie de ses crimes (le meurtre de Jean Moulin n’en fait par exemple pas parti et la BD explique pourquoi), au moins il est jugé. Juridiquement, ce procès aurait pu ne pas avoir lieu. En effet, pour les crimes de guerre et les deux condamnations par contumaces, il y avait plus de vingt ans écoulés et donc prescription. C’est donc pour crimes contre l’humanité que Klaus Barbie est jugé. Ceux-ci étant imprescriptibles, il ne reste donc plus à la Justice que de rechercher les exactions de Barbie correspondant à cette définition, ce qui autorise un troisième procès (Klaus Barbie avait été condamné deux fois à la peine de mort par contumace, en 1952 et 1954, pour ses crimes de guerre).
C’était la première fois en France qu’il y avait un procès pour crime contre l’humanité, notion créée après la guerre pour juger les nazis au procès de Nuremberg, et cette fois le procès se fera en présence de l’accusé. Les trois principaux crimes contre l’humanité incontestables retenus furent la rafle de la rue Sainte Catherine à Lyon, le 9 février 1943, l’enlèvement et la déportation des enfants de la colonie juive d’Izieu le 6 avril 1944 et l’organisation à Lyon d’un convoi ferroviaire à destination des camps de la mort, le 11 août 1944. A ces trois chefs d’accusation s’ajoute un quatrième, couvrant 59 cas avérés de sévices et tortures infligés à 37 résistants et 22 juifs.
Cet album est aussi une magnifique bande dessinée avec des portraits hauts en couleurs, très expressifs et de belles trouvailles graphiques : l’usage des crayons de couleur, rappelant les croquis pris sur le vif lors du procès, les images sépia pour la période de la guerre, l’ajout de documents d’époque et de petites cases dans les grandes, mais aussi de dessins pleine page, donnent une mise en page dynamique et jamais lassante. Il faut lire et faire lire cette Route du rat pour comprendre pourquoi la mémoire de cette période doit continuer à vivre et à être transmise.
Klaus Barbie – La Route du rat. Frédéric Brrémaud (scénario). Jean-Claude Bauer (dessin). Urban Comics. 152 pages. 20 euros
Les douze premières planches :