Kleos, le pêcheur qui se rêvait Achille dans la Grèce d’Homère
A l’occasion du festival qui célébrait les 25 ans des éditions Bamboo, Cases d’Histoire a rencontré Amélie Causse et Mark Eacersall, pour évoquer Kleos, formidable album dont l’intrigue se situe dans la Grèce d’Homère et qui fait partie des dix meilleurs albums historiques de l’année pour la rédaction de Cases d’Histoire.
Cases d’histoire : Pourriez-vous vous présenter pour commencer cet entretien ?
Amélie Causse : Je suis dessinatrice depuis 2020 et Kleos est mon deuxième album.
Mark Eacersall : Je suis scénariste de BD désormais. J’ai beaucoup travaillé dans l’audiovisuel ciné et télé avec beaucoup de frustration. Depuis quatre ans, je fais de la bande dessinée et je me régale. Je pense que je ne ferai plus que ça désormais.
CdH : Quelle est la différence entre les deux ?
ME : L’audiovisuel, c’est compliqué, il y a beaucoup d’argent, de subventions en jeu et ça fausse le système si bien que le scénariste est la variable d’ajustement. Les projets se montent autour d’un projet de scénario et quand celui-ci est fini, on vous demande de dégager. On n’a pas beaucoup de contrôle sur le suivi, la cohérence. C’est mon expérience, ça m’a rendu souvent malheureux. En BD, je peux choisir le dessinateur, on travaille ensemble en bonne intelligence pour que l’album soit conforme à l’idée. En général, la collaboration avec le dessinateur améliore encore le projet. Là, personne ne vient saccager mon travail. Après, c’est anecdotique mais dans la bande dessinée, les gens sont plutôt gentils, polis, respectueux, autant de trucs que je n’ai pas connu dans l’audiovisuel. On y a beaucoup de liberté et pour moi, c’est très important.
CdH : Vous parliez de gros budget et c’est le moment de parler de Kleos qui, en film, serait une superproduction avec des bateaux, des batailles, des pirates, des dieux, des tempêtes.
AC : Ça ne coûte pas plus cher de dessiner une bataille navale que de dessiner un huis clos.
CdH : Kleos nous a beaucoup séduits par l’histoire et le dessin. C’est une histoire très prenante. On se prend vite d’affection pour le personnage qu’on va suivre sur la mer, en se demandant où il va arriver car on se doute que rien ne va tourner comme prévu. Est-ce que l’un de vous peut nous résumer l’intrigue ?
AC : On part d’un personnage qui aime les histoires, ils les aiment tellement qu’il veut vivre la sienne, devenir le héros de son histoire et il décide de partir, de tenter le sort. Quand son village se fait piller par des pirates, il décide de la venger alors qu’il n’est qu’un petit pêcheur sans envergure. Du coup, il va se heurter à la réalité du monde, de son époque. Finalement il va écrire une histoire mais ce n’est pas celle qu’il avait imaginée.
CdH : C’est ce qui m’a intéressé car en fait, ce personnage ne vit jamais la bonne histoire, il se retrouve toujours au mauvais endroit.
ME : C’est un personnage un peu « donquichotesque ». Les épopées lui sont carrément montées à la tête et nous ne sommes pas dans la Grèce classique mais dans la Grèce archaïque un peu plus ancienne, qui va donner naissance à la Grèce classique. C’est la Grèce d’Homère. Comme nous avons nos propres héros, les gens de l’époque ont les leurs, c’est Achille, c’est Ulysse, c’est Patrocle. Notre jeune pêcheur ne rêve que de leur ressembler. L’idéal héroïque de l’époque, c’est mourir au combat dans l’éclat de sa jeunesse. Il s’embarque sur la mer en imaginant ressembler à Achille. Mais Achille est un personnage imaginaire et c’est impossible de ressembler à un tel personnage.
CdH : Pourtant au début, il part à l’aventure un peu contre son gré. Il est bravache et les habitants lui lancent un défi. Ils le collent sur un bateau et vogue la galère.
ME : Il s’emporte un peu, il met les gens au défi. Finalement les gens vont se débarrasser de lui. Mais il est quand même content de partir, il a l’impression d’accomplir son destin. Bon, le lecteur va vite comprendre que les choses ne vont pas se passer de la meilleure des façons possibles. Mais néanmoins, il y va quand même, c’est un gars qui se prend pour Achille. Il n’est pas Achille mais il est peut-être autre chose.
CdH : Il est sans arrêt confronté à des problèmes qui le dépassent totalement mais il va quand même continuer à avancer. On a également l’impression qu’il ne sait pas trop ce qu’il cherche. Il part à l’aventure et advienne que pourra !
AC : Il cherche la gloire, mais comment la trouver ? Et il va s’apercevoir que la gloire n’est pas uniquement dans le moment du voyage, dans les rencontres, dans tout ce quotidien des voyageurs, même des aventuriers. Elle est ailleurs.
CdH : C’est quand même un quotidien un peu agité qui rencontre. Il rencontre un oracle aveugle qui lui raconte à peu près n’importe quoi pour récupérer du vin. Il accoste à Lesbos où il est quasiment violé par la femme du chef du village. Il manque d’ailleurs de l’assassiner. J’ai trouvé que Kleos était un personnage vraiment très intéressant, ce garçon à qui il n’arrive que des malheurs et que des problèmes qu’il surmonte à la fois par le hasard et par la fuite. C’est un héros qui n’est pas héroïque.
ME : C’est un anti-héros. Kleos découvre rapidement la différence entre le rêve et la réalité. Et à ce titre, cet album est un roman initiatique. Il doit passer des épreuves, les surmonter, et finalement ce n’est pas lui qui trouve les pirates mais le contraire. À l’époque, les pirates, c’est du commerce en fait. Si on relit L’Odyssée, Ulysse est une sorte de pirate. Quand il arrive quelque part, il pille, il vole. Ce ne sont pas des gens qui naviguent avec des drapeaux à tête de mort, mais des gens qui cherchent des ressources et qui s’approprient celles des autres. Kléos va se casser les dents sur ces pirates. Mais il nous ressemble beaucoup. Avant l’interview, vous nous disiez qu’il n’était pas très sympathique, mais je pense que c’est parce qu’il est très vaniteux. Mais on le comprend car on a tous des rêves au bout desquels on veut aller. C’est admirable de s’y coller, même si ça se passe rarement comme on l’a imaginé. Par exemple, Achille, lui il pète la gueule à tout le monde. C’est un truc qui n’arrive que dans les épopées.
CdH : Il est vaniteux mais tout ce qu’il fait est admirable.
ME : C’est en cela que cette histoire est très moderne. Elle peut nous parler à tous. Je repense à Don Quichotte qui est le héros moderne. C’est finalement un gars qui a vu trop de films, qui a regardé trop de séries. Dans notre récit, c’est pareil, il n’y a aucune raison de penser que chez les Grecs – qui baignaient dans les épopées – n’aient pas eu les mêmes réactions. La Grèce à l’époque ce n’est pas un pays, c’est une culture, des cités qui se font la guerre mais qui partagent les mêmes histoires colportées par les rapsodes. En plus il n’a pas envie de rester pêcheur toute sa vie. La Grèce de l’époque c’est une société de castes et il voit bien que son avenir est bouché. Il restera pêcheur. Finalement, on ne peut que l’approuver et lui dire allez vas-y mon gars.
CdH : Il part à l’aventure guidé par toutes les histoires qu’il a dans la tête, mais ce sont aussi ces histoires qui vont finir par lui sauver la vie.
ME : Cette histoire est un jeu de miroir entre ce que Kleos vit et les épopées. Il s’aperçoit que son talent n’est pas de casser la gueule à tout le monde, mais de raconter des histoires car il les connaît parfaitement, il les a entendues des centaines de fois. Il est capable de les restituer, de les réciter. Et je pense que raconteur d’histoires est le plus vieux métier du monde. Quand les chasseurs-cueilleurs avaient fini leur récolte et qu’ils rentraient au campement, au moment de manger, ils se racontaient des histoires. Je suis persuadé que Homo Sapiens est fait pour raconter des histoires et qu’on lui en raconte. Celui qui a ce don est le plus précieux. Une histoire, c’est quelque chose de léger mais on peut fonder des civilisations sur une simple histoire : les religions, la mythologie…
CdH : Dans les histoires il faut être deux, celui qui raconte mais aussi celui qui sait écouter. Dans Kleos, il y a ce très beau et terrifiant personnage de pirate qui aime qu’on lui raconte des histoires un peu comme un enfant.
AC : C’est quelqu’un qui sait apprécier les histoires et qui en comprend les leçons. Il est conscient de sa solitude d’humain et il puise sa force dans ces histoires justement. Il comprend le pouvoir que les histoires ont sur les gens comme leur capacité à fixer et à se remémorer les choses et les personnes.
ME : C’est un grand guerrier et comme beaucoup de grands guerriers il lui faut un poète à ses côtés, pour raconter ses exploits. Certains comme Jules César l’ont fait eux mêmes, mais notre pirate a envie d’avoir ce poète avec lui. Ce personnage est conscient qu’il y a “le faire” et “le faire savoir”.
CdH : Des chercheurs ont découvert récemment que toutes les histoires de la mythologie grecque, toutes ces grandes épopées, avaient aussi une fonction réparatrice, qui permettait de lutter contre les traumatismes de guerre par une réécriture de ces épisodes violents. C’est une manière de tenir à distance les traumatismes. C’est pour ça qu’elles ont eu tellement de succès et que les soldats, les grands capitaines et les grands dirigeants des cités grecques comme les citoyens les appréciaient autant.
ME : c’est une chose qu’on demande au conteur. Le monde est absurde, compliqué. Pourquoi on vit, pourquoi on meurt ? C’est inacceptable. Les conteurs sont souvent là pour mettre de l’ordre dans le chaos. « Les gars asseyez-vous et vous verrez qu’à la fin de l’histoire tout sera clair ». Ce sont de beaux mensonges. C’est un peu ce qu’on demande aux scénaristes. Les lecteurs nous font confiance mais si on les trompe, ils nous en veulent. Quand ils sont déçus, quand la fin ne tient pas ses promesses, qu’elle n’est pas cohérente, les gens ont le sentiment d’avoir été trahis. On l’a tous vécu. Vous vous tapez cent pages de bande dessinée, plusieurs centaines de pages d’un roman ou plus d’une trentaine d’heures de série, et à la fin vous vous dites, quoi c’est ça ! Vous êtes furieux.
CdH : Il faut qu’on parle du dessin. Il est magnifique, très abouti. Vous arrivez à jouer avec de l’imagerie très contemporaine de notre époque on la mixant avec le style qu’on pourrait qualifier de grec, celui des grands vases à figures, celui des grandes sculptures grecques classiques ou archaïques, sans que ce soit singer. Vous en faites quelque chose de personnel, parfaitement en phase avec l’histoire de Mark.
AC : J’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner cet album et à me plonger dans les ambiances, les couleurs. J’avais en tête l’image qu’avait donné le dessin animé Hercule, de Disney. Ils avaient beaucoup joué en stylisant à l’extrême les motifs grecs et comme j’ai fait des études de dessin animé, je connaissais parfaitement tout ça. C’est un peu une synthèse entre le style dessin animé et la documentation comme vous le disiez, les vases à figures rouges, à figures noires. La couverture en est un bon exemple. La difficulté est que les personnages devaient avoir l’air grec, sans être des caricatures, que ce soit une histoire réaliste mais qui s’inscrive dans le style de l’épopée. L’équilibre est subtil. Pour m’inscrire dans ce contexte mythologique, j’ai glissé des motifs anciens dans les nuages, dans la mer. A certains moments, on retrouve encore une fois des images de vase. Tous ces détails permettent de sortir cette histoire du réel pour la remettre dans l’épopée, pour la remettre dans l’histoire que veux vivre Kleos.
CdH : Je voudrais ajouter que dans votre collaboration, dans l’album, le dessin est moteur de l’histoire. Ce n’est pas seulement une histoire dessinée.
EC : Je vais dire une évidence, mais on ne peut pas remplacer le dessin par une photo. Le dessin dans ses intentions de couleur, de forme, dans la douceur ou la dureté d’un trait, la matière d’une texture, nous permet de plonger le lecteur dans une certaine ambiance. On lui indique implicitement et en dehors du scénario, comment il doit ressentir la scène. C’est le résultat du travail de la dessinatrice après la lecture du scénario, c’est le résultat de son ressenti des scènes. Ensuite, c’est au lecteur de prendre sa propre place entre le scénario et le dessin. On manipule le lecteur, on lui prend la main pour le guider dans le scénario.
CdH : J’ai une dernière question car c’est extrêmement bien écrit, bien dialogué. Je ne connais pas très bien les textes d’Homère mais on a l’impression que ce sont des mots d’Homère, alors est-ce une illusion ou est ce vraiment Homère qui parle ?
ME : Il y a les deux et quand ce sont les mots d’Homère, on a fait nos propres traductions pour ne pas piller le travail des autres. Ensuite, c’est très compliqué de faire parler des personnages d’une autre époque. On peut les fait parler comme on imagine qu’il parlait, ça donne souvent des dialogues très ampoulé qui ne riment à rien. Un Grec qui se fait tomber un vase sur le pied dit sûrement “Merde !” et pas “Fichtre, diantre, la douleur est intense”. Le souci est de jouer avec les anachronismes comme le fait Alexandre Astier dans Kaamelott. On ne sait pas comment ils parlaient mais ils ne parlaient pas avec des mots de « djeuns ». Si ce qu’on raconte est intéressant, que les dialogues sont vivants et laissent de la place à l’imaginaire, alors ça marche. Avec Amélie, pour reprendre son idée de manipulation, on avait envie que les gens oublient qu’ils lisent une BD, on a voulu solliciter l’intelligence des gens. Les dialogues peuvent être très elliptiques, il y a beaucoup de silences, de sous-entendus. C’est la richesse du truc. Le lecteur devient le troisième auteurs de la BD.
Kleos. Serge Latapy, Mark Eacersall (scénario). Amélie Causse (dessin). Éditions Grand Angle. 136 pages. 29,90 euros.
Les dix premières planches :