La Fabrique des Français, quand nation rime avec immigration.
Sébastien Vassant poursuit avec bonheur son travail d’adaptation pour lequel il s’était déjà fait remarqué avec l’album Juger Pétain tiré du film de Philippe Saada. Cette fois, il met en cases Histoires d’une nation, le travail de Françoise Davisse et Carl Alderhold réalisé en 2018 (d’abord sous la forme d’une série documentaire puis d’un livre*). Les auteurs signent d’ailleurs la préface de l’album. A l’heure où les banlieues s’embrasent et que les divisions de la société française éclatent au grand jour, cet album pose la question de la nation et en quoi son rapport à l’immigration en dit long sur le climat politique de son époque.
Cette Fabrique des Français commence en 1870 avec à la fois la perte de l’Alsace-Lorraine, la Commune et les difficiles débuts de la IIIe République, autant de crises et de déchirements qui questionnent la définition des fondements d’une nation et par extension la façon de « faire nation ». Bien sûr, pour la France (et une partie de l’Europe), la réponse impose d’abord un petit détour par la Révolution française qui sera la matrice de la notion moderne de Nation (page 8). Mais ce n’est pas parce que la notion moderne est née qu’elle est effective. D’où le parti pris d’une narration chronologique.
L’album retrace les faits marquants concernant la nation française depuis 1870 et montre comment l’école, le service militaire et le vote sont autant d’institution ou de cadres mis en place par la République pour faire nation (page 13). Mais la Nation se définit aussi par ce qui lui est étranger, sauf que la limite entre le citoyen et l’étranger est mouvante et fluctue selon les époques.
Tout comme la série documentaire, la bande dessinée La Fabrique des Français axe sont point de vue sur les liens entre la nation française et l’immigration, ainsi que les migrations intérieures, ce qui permet d’échapper à une simple description chronologique. On passe à la fois par des personnages connus (les récits familiaux de Pascal Légitimus, Michel Drucker, Ramzy Bédia, Grace Ly entre autres) et des anonymes, ce qui provoque des ruptures narratives et graphiques bienvenues (page 105).
Graphiquement, le partis pris des trois couleurs du drapeau français (mais dans des tons plus pâles et avec une palette très variée) donne une continuité narrative, permet de faire ressortir des détails signifiants et de créer des ruptures. Les pages faisant un point scientifique ou s’attardant plus longuement sur un destin d’immigré, viennent scander le récit et s’opposer par des couleurs (vert, jaune ou marron) contrastant avec celles du récit habituel. La lecture chronologique est donc régulièrement entrecoupée de mise au point ou de témoignage diversifiant le récit et relançant l’attention du lecteur.
Quant au fond, cet album est une mine d’enseignement à la fois sur la petite histoire (création de la baguette p. 31, de la carte d’identité p.36, du métro ; le « bébé Cadum » de la pub, soit le plus beau bébé de France, était juif d’origine polonaise et roumaine, p. 43, le mot « racaille » date des années 1930, etc.) et la grande Histoire (apports des troupes coloniales lors des deux guerres mondiales, création du droit du sol en 1889 et du mot immigration en 1888 par exemple, accueil des réfugiés arméniens et russes dans les années de guerre et les années 1920…). Mais il montre surtout, à l’image de la couverture, comment la
Nation française s’est tissée de nombreux apports et d’une multitude d’origines : les grandes figures issues de l’immigration sont convoquées comme Marie Curie, Léon Zitrone ou Mouloudji (mère bretonne et catholique, père arabe musulman et communiste) et bien d’autres mais toujours avec un point de vue nuançant la version officielle de l’intégration heureuse et sans problème. La question du regroupement familial et de ses conséquences (fonder un foyer en France, féminisation de l’immigration) n’est pas oubliée (pages 113-115).
Ainsi, La Fabrique des Français montre la diversité des situations : on peut être Français d’un point de vue légal et ne pas se sentir appartenir à la nation ; on peut vouloir devenir Français ; on peut ne pas être français mais nos enfants le sont, on peut l’être puis perdre sa nationalité (en 1940, les lois de Vichy permettent la « dénaturalisation » de 15 154 personnes dont 600 juifs) ; on peut être étranger et se battre pour libérer la France ; on peut être Français et avoir d’autres origines, et là les nuances d’appartenance sont multiples ; on peut aussi vouloir vivre en France tout en restant de la nationalité de son pays…
Enfin, autre apport précieux, cet album suit les fluctuations du statut de l’étranger et de l’immigré ou du « pas comme nous » dans l’Histoire de la France. Et l’on est constamment étonné de voir que nos débats actuels sur l’accueil, l’intégration, l’assimilation, etc sont cycliques. Ils existaient déjà à la fin du XIXe siècle. Pire, ils se répètent à chaque crise de l’Histoire de France oscillant entre ouverture, fermeture voire racisme ou ouverture réglementée (notion d’immigration choisie).
La droite et l’extrême-droite recyclent donc de vieux concepts inchangés depuis le XIXe siècle (le port du voile des Polonaises catholiques faisait déjà débat au début du XXe siècle) et elles évoquent aujourd’hui un supposé grand remplacement, en feignant d’ignorer que plus du quart des Français sont issus de l’immigration, et même la totalité si l’on s’amuse à remonter dans le temps !
A cet égard la BD rappelle très justement que la France est depuis très longtemps une terre d’immigration, du fait de sa position géographique et de ses particularités démographiques, devançant parfois les États-Unis, mais que ceci est de moins en moins vrai et que son image de terre de libertés se dégrade.
Ainsi, sans dogmatisme (il n’y a aucune conclusion), en croisant enquêtes historique et sociologique, les auteurs racontent la France « au pluriel » et la manière dont elle s’est construite depuis plus de 150 ans et montrent que son identité est en devenir (témoignage de Nadia A.L., dont les grands-parents sont venus d’Algérie, page 157). Un document indispensable dans le contexte actuel auquel il manque seulement une mise en perspective de la montée des crispations concernant l’immigration en lien avec l’essor de la mondialisation et du néo-libéralisme.
* : Les liens vers le livre Histoires d’une nation, et l’interview de Sébastien Vassant par Anne Douhaire sur le site de France Inter.
La Fabrique des Français. Sébastien Vassant (scénario et dessin). D’après Histoires d’une nation de Françoise Davisse et Carl Aderhold. Futuropolis. 160 pages. 24 euros.
Les onze premières planches :