La Guerre des autres, au Liban : les échos d’une Guerre civile annoncée
La Guerre des autres, c’est celle du Liban (1975-1990), dont les prémices sont vus à travers les yeux d’une famille beyrouthine dont le père tient une librairie. Une certaine idée de ce carrefour culturel et commercial décrite et défendue par Bernard Boulad, Paul Bona et Gaël Henry, mais balayée par la violence des milices dressées les unes contre les autres dans un inextricable jeu de pouvoir. La Guerre des autres, ce sont les ombres chinoises du cheminement vers ce gigantesque gâchis.
Si le Liban inspire les auteurs de bande dessinée, il faut bien avouer que c’est surtout la période dramatique de la Guerre civile qui retient leur attention. Cette longue séquence de violence (150 à 230 000 victimes civiles) pendant laquelle s’affrontent des factions confessionnelles, où phalanges libanaises, OLP, Brigade Marada, Forces libanaises, Armée du Liban Sud, Hezbollah, Mouvement Tawhid, Fatah, Amal se livrent un combat quasi incessant, sous le regard et l’intervention militaire d’Israël et de la Syrie, est une intrigue de roman à elle seule. Mais l’élément déterminant dans le choix de cet inextricable jeu de pouvoir comme terreau d’inspiration, est souvent le fait que l’auteur a vécu les événements. On se souvient notamment des premiers albums de Zeina Abirached ([Beyrouth] Catharsis, Mourir, partir, revenir, Le jeu des hirondelles – Je me souviens, Beyrouth). Bernard Boulad s’inscrit dans cette tradition et propose une autre facette du kaléidoscope de souvenirs et d’expériences que la bande dessinée offre sur le sujet.
La famille qui assiste à la montée des tensions et au déclenchement de la Guerre civile se sent, sinon rejetée, toujours un peu à l’écart de la société. Chrétiens mais pas vraiment croyants, occidentalisés, les cinq membres du noyau familial (Edouard et Magda, les parents, Serge, Yasmine et Alex, les enfants) détonnent, que ce soit en Egypte, d’où ils sont originaires, ou au Liban, leur terre d’adoption depuis dix ans. La librairie gérée par Edouard reflète bien l’écart entre leurs goûts et les mœurs du pays. Si les rayonnages proposent littérature et livres touristiques, les clients les plus fidèles savent que sous le comptoir des numéros de L’Echo des Savanes les attendent en toute discrétion. Magda quant à elle fait partie d’une troupe de théâtre qui compte jouer une pièce parlant de bordel, de travestis, de prostituées et de politiciens véreux. Mais contrairement aux apparences, le couple n’est pas déconnecté de la situation politique libanaise. Les discussions avec leurs amis mettent en lumière les positions des différentes factions et les pions qui se mettent en place, n’attendant qu’une étincelle pour embraser le pays. En ce printemps 1974, le temps n’est pas à l’optimisme au sein de l’intelligentsia beyrouthine.
La grande qualité de cet album est d’aborder la Guerre du Liban par la bande, à travers la vie d’une famille que n’aurait pas renié la société française de l’époque. Les difficultés financières de la librairie, la vie amoureuse de Yasmine, le service militaire de Serge, les frasques extraconjugales de Magda, la découverte du Rock par Alex rendent les événements qui conduisent à l’affrontement fratricide encore plus incongrus. C’est ici le Liban de la culture, le Liban éclairé qui est foulé aux pieds par les milices des deux camps. Un gigantesque gâchis pour qui a connu le pays dans les années 1950 et 1960. Cette description en creux de l’escalade de violence qui aboutit à la Guerre civile s’achève en juin 1975, au moment où le conflit démarre réellement. Le lecteur reste un peu frustré de voir la porte se refermer au moment où les combats s’intensifient, surpris de laisser les membres d’une famille devenue très proche dans une telle situation. Mais avec le ferme espoir qu’une suite continuera à raconter la vie d’Edouard, Magda, Serge, Yasmine et Alex au plus fort de la guerre.
La Guerre des autres. Bernard Boulad (scénario). Gaël Henry (découpage et encrage). Paul Bona (découpage et couleurs). La Boîte à Bulles. 176 pages. 24 €
Les 5 premières planches :
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