La guerre d’Indochine (1946-1954) dans les BD françaises – 3/3 Les prisonniers de guerre, les taxi girls et les trafics
Après un premier volet consacré au corpus des bandes dessinées traitant de la Guerre d’Indochine, puis une deuxième partie portant sur les opérations militaires, cette dernière section du dossier sur le conflit indochinois en BD concerne d’autres facettes de la guerre ou de la vie en Indochine à cette époque, tout ce qui fait la chair des récits sur la Guerre d’Indochine.
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Les camps de prisonniers du Viet Minh
Déjà en 1950, à la suite de la défaite de la RC 4, un certain nombre de soldats sont faits prisonniers par l’APV (Armée Populaire Vietnamienne, bras armé du Viet Minh). C’est ce que nous montrent ces deux cases de La Légion, p.13-14. Dans Une aventure de Victor Levallois, La route de Coa Bang, le héros qui s’est joint à la colonne Charton en quittant Cao Bang, est blessé et se retrouve p.46 dans un camp du Viet Minh.
Mais c’est surtout après le désastre de Diên Biên Phu en mai 1954, qu’un grand nombre de prisonniers français tombent aux mains de l’APV, qui les parque dans des camps organisés à la hâte. Bien que rapidement évoqué, leur sort est cependant présent dans les BD françaises : Rendez-vous avec X, p 48 ; La grande évasion, p 63.
Dans ces camps, les soldats français prisonniers vont faire la connaissance de ceux qu’on a appelés : « Les soldats blancs de Ho Chi Minh »
Les soldats blancs de Ho Chi Minh
Ce titre est celui d’un livre que publie en 1973 chez Fayard le journaliste d’investigation Jacques Doyon, correspondant de guerre (1967 et 1970) au Viêt Nam pour Combat et Le Figaro. Cet ouvrage est réédité en format poche chez Marabout Histoire en 1986, l’année même où sont rapatriés en France les corps des militaires tués en Indochine, ainsi que nous l’avons vu dans la 1ère partie du présent dossier. Remarquons que le sous titre a changé : de Les transfuges antifascistes et les communistes français dans le camp du Viet-Minh en 1973, il devient Des légionnaires dans le camp du Viet-Minh en 1986 : signe de la perte d’influence du Parti communiste français en treize ans ? Toujours est-il que c’est la couverture de cette édition de 1986 que nous trouvons à la p.45 des Oubliés d’Annam, intégrale 2003 de Giroud et Lax. Certaines scènes de cette bande dessinée sont tirées de ce livre, comme la visite du journaliste Nicolas Valone à Berlin pour rencontrer Erwin Borscher, un des ralliés (p.50-57), ou l’anecdote du légionnaire poignardant un tireur de pousse-pousse (p.54-55).
Comme on l’a vu précédemment dans le détail de chaque album, il n’y a pas que Les oubliés d’Annam qui traite de ce destin des « ralliés ». L’album Dans la nuit la liberté nous écoute ne met pas en scène une fiction, mais le destin bien réel d’Albert Clavier (1927-2011), qui eut le courage de suivre ses idées pour devenir lui aussi un rallié. Il a publié son autobiographie dans un livre intitulé De l’Indochine coloniale au Vietnam libre, Je ne regrette rien, sorti aux Indes savantes en 2008, ce qui a du inspirer Maximilien Le Roy auteur de l’album Dans la nuit la liberté nous écoute.
Sur ce thème des « ralliés », et pour continuer notre réflexion de la 1ère partie de ce dossier sur les synchronicités entre l’actualité et la publication des bandes dessinées, il faut se souvenir qu’entre la sortie du tome 1 des Oubliés d’Annam (octobre 1990) et celle du tome 2 (octobre 1991), éclate en février 1991 « l’affaire Boudarel » ! Cet ancien rallié a été commissaire politique du camp de prisonniers français n° 113 du Viet Minh, puis il a été amnistié. Rentré en France, il est professeur à l’université Paris VII quand il est reconnu par un ancien prisonnier lors d’un colloque. Au même moment, Pierre Schoendoerffer tourne, sur place dans la cuvette et avec la participation de l’Armée populaire vietnamienne, son film Diên Biên Phu, qui sort en salle en mars 1992. Au début de l’édition 2003 de l’intégrale des Oubliés d’Annam, un long texte introductif intitulé Quand la réalité dépasse la fiction dû à la plume de Frank Giroud et abondement illustré de croquis de Lax ainsi que de photos d’époque, décrit par le menu ces télescopages entre fiction et réalité, entre actualité et Histoire.
A coté de ces ralliés idéologiques, il y a aussi les déserteurs, ceux qui cherchent avant tout à fuir l’armée. Ainsi nous l’explique une longue séquence de Tramp, T8 La sale guerre. Alors que Yann Calec doit transporter dans son navire des prisonniers vietminhs et des déserteurs, il est confronté à un lieutenant légionnaire (int p.101-103), qui lui explique le mécanisme de la désertion (int p.102-103). Puis on découvre le récit d’un de ces déserteurs (int p.105-108).
Les Indochinoises
Elles se nomment Kieu (Une Epopée française, p.18), Tu-Anh (Les Oubliés d’Annam, int 2003 p.74), Tuyet (La Route de Cao Bang, p.11), Souên (Tramp, La Sale guerre int. p.82), Oanh (Dans la nuit la liberté nous écoute, p.173), My Linh (La rafale, T1, Les Rails rouges, p.5), Maï (La Concubine rouge, p.39) et Lili (La Grande évasion, p.19).
Elles sont paysannes, petites vendeuses, réfugiées (Victor Levallois, La route de Cao Bang p.5) ou exercent le plus vieux métier du monde (La rafale T1 Les Rails rouges p.5).
Certaines sont qualifiées de « congaï », terme vietnamien qui peut se traduire par concubine ou épouse indigène selon la terminologie de l’époque. Autant de tracés de vie dans la fin de l’Indochine française. Cette disparition du régime colonial, beaucoup d’entre elles la veulent, car elles sont en lien plus ou moins actif avec le Viet Minh. En miroir, nous trouvons les destinées des Français André, Henri, Victor, Yann, Albert, Paco, Olivier et Bruno, qui les accompagnent plus ou moins longtemps dans leurs aventures tragiques. Car, comme par hasard, pour beaucoup de ces femmes, la vie se termine brutalement (La rafale, T3, Terminus Saïgon p.44 ; La grande évasion p.54) : la guerre est toujours là.
Bars et trafics
Loin des combats, mais pas loin de la guerre, la nuit vit un monde interlope qui fait les délices secrets de l’Indochine coloniale : celui des bars, de la prostitution et des trafics. Les bars, il y a d’abord ceux pour les soldats, avec bagarres et descentes de la police militaire telles que nous les voyons dans Trafic en Indochine, p.32-33.
Plus sélects sont les établissements que fréquentent les hauts fonctionnaires, les entrepreneurs et autres membres du gratin colonial, et où l’on rencontre les fameuses « taxi girls » comme dans Tramp, T8, La Sale guerre, p.78-80.
Et puis il y a les différents trafics qui font vivre et s’enrichir ce petit monde. C’est à cet aspect de la guerre coloniale qu’est consacré l’album Trafic en Indochine, qui est plus spécifiquement consacré au trafic des piastres, la monnaie de l’Indochine française.
Une explication de ce trafic est même clairement donnée aux p.25-27 de l’album, où il est dit que toutes ces manipulations plus ou moins douteuses servent in fine l’adversaire vietminh.
Un autre exemple de ce fameux trafic des piastres est montré à la p.50 du premier tome 1 d’Indochine.
En 1950, ce trafic fut dénoncé publiquement. Un journaliste révéla l’implication des parrains de la mafia corse en Indochine dans ce trafic. C’est sans doute pourquoi on trouve un personnage de parrain corse dans La route de Cao Bang p.4 et dans Indochine T1 p.33.
Réalisme et reconstitution, erreurs et invraisemblances
Sans être complètement puriste et sachant que la bande dessinée n’est pas une œuvre de reconstitution historique, il faut quand même remarquer que certains opus présentent un certain nombre d’invraisemblances.
Par exemple, dans La rafale, T2 Les traverses de Song-Lap, p.28-29 et 34-36, le fait de représenter des combattants vietnamiens chargeant en vagues humaines, en plein jour et avec un seul fusil pour quinze assaillants contre des soldats professionnels retranchés et appuyés par l’artillerie d’un train blindé semble vraiment irréaliste. En effet, en décembre 1948, les combattants de l’APV n’en sont plus à attaquer seulement armés d’arbalètes et de couteaux emmanchés, même s’il s’agit là de troupes locales ou régionales, moins bien équipées que le corps de bataille de l’APV qui se trouve au nord Tonkin. De plus, ainsi que nous l’avons vu dans la partie « La guerre des postes », ce genre d’attaque avait lieu en général dans l’obscurité, car comme dit une expression de cette époque : « la nuit appartient au Viet Minh ». Et donc, c’est méconnaitre la prudence stratégique du commandement vietminh soucieux d’économiser les vies de ses combattants face à un objectif irréalisable sans matériel moderne ni tactique adaptée.
Autre invraisemblance : ce que déclare le personnage de droite de la case ci-dessous La Légion, T3 (p.24) est vraiment sujet à caution. Car, en 1954-1955, quand les militaires français prisonniers sont libérés par l’APV, ces hommes ne peuvent pas connaître le nom de Boudarel, qui a été commissaire politique du camp de prisonniers n°113 et qui n’est connu des détenus que par un nom vietnamien. Sinon, l’affaire Boudarel aurait eu lieu beaucoup plus tôt. En effet, il faut se rappeler qu’elle n’éclate que le 13 février 1991 au cours d’un colloque où Georges Boudarel est reconnu par Jean-Jacques Beucler. Celui-ci, ancien ministre, avait été fait prisonnier en 1950 à Cao Bang et avait été au camp n°113 : voir Quand la réalité dépasse la fiction, texte introductif de Frank Giroud dans Les oubliés d’Annam intégrale 3 (2003).
En guise de conclusion
Quand deux conflits sont extrêmement rapprochés dans le temps, il arrive que le poids mémoriel du second écrase en quelque sorte le premier. C’est le cas pour la guerre d’Indochine, éclipsée par la guerre d’Algérie, un peu comme la Guerre civile espagnole, longtemps occultée par la Seconde Guerre mondiale. Ceci peut aussi expliquer que certaines blessures sont encore à vif ainsi que nous l’avons vu dans par exemple Les oubliés d’Annam. Mais depuis les années 2010, il semble que le travail historique permette maintenant de publier des bandes dessinées qui ne subissent plus la pression de ces enjeux émotionnels.
Une Epopée française T1 Indochine. Jan Bucquoy (scénario), Erwin Sels (dessin). Sonja L’Hoest (couleurs). Glénat. 46 pages.
Victor Levallois T1 Trafic en Indochine. Laurent Rullier (scénario). Stanislas (dessin). Christine Couturier (couleurs). Les Humanoïdes Associés. 48 pages.
Victor Levallois T2 La Route de Cao Bang. Laurent Rullier (scénario). Stanislas (dessin). Dominique Thomas (couleurs). Les Humanoïdes Associés. 48 pages.
Les Oubliés d’Annam – Intégrale. Frank Giroud (scénario). Lax (dessin et couleurs). Dupuis. 96 pages. 24,95 euros.
La Liberté nous écoute. Maximilien Le Roy (scénario et dessin). Le Lombard. 200 pages. 25,50 euros.
Tramp – Intégrale tome 3 – Tome 7 à 9 – Cycle asiatique. Jean-Charles Kraehn (scénario). Patrick Jusseaume (dessin et couleurs). Dargaud. 176 pages. 29 €
La Rafale T1 Les Rails rouges. Patrick Cothias et Patrice Ordas (scénario). Wino (dessin). Bamboo. 48 pages. 14,50 euros.
La Rafale T2 Les Traverses de Song-Lap. Patrick Cothias et Patrice Ordas (scénario). Wino (dessin). Bamboo. 48 pages. 14,50 euros.
La Rafale T3 Terminus Saïgon. Patrick Cothias et Patrice Ordas (scénario). Wino (dessin). Bamboo. 48 pages. 14,50 euros.
Indochine T1 Adieu vieille Europe. Jean-Pierre Pécau (scénario). Maza (dessin). Jean-Paul Fernandez (couleurs). Manchu (couverture). Delcourt. 56 pages. 14,95 euros.
Diên Bên Phu. Noël Tuot (scénario). Daniel Casanave (dessin). Les Rêveurs. 10,20 euros.
La Concubine rouge. Clément Baloup (scénario). Mathieu Jiro (dessin et couleurs). Gallimard BD. 112 pages. 16,50 euros.
La Grande évasion T4 Diên Biên Phu. Thierry Gloris (scénario). Erwan Le Saëc (dessin). Johann Corgié (couleurs). Delcourt. 64 pages. 15,50 euros.
Rendez-vous avec X – Diên Biên Phu. Dobbs (scénario). Mr Fab (dessin). Comix Buro/Glénat. 56 pages. 14,95 euros.