La Kahina, porte-drapeau de la résistance berbère à la conquête musulmane
Les Français ont Jeanne d’Arc, les Anglais Boadicée. Pour les Berbères d’Afrique du nord, leur héroïne guerrière, c’est la reine Dihya (688-703), plus connue sous le nom de « La Kahina » grâce au grand érudit maghrébin Ibn Khaldoun (1332-1406). C’est à raconter le tracé de vie de cette souveraine du VIIe siècle que s’attache l’album de Simon Treins et Dragan Paunovic, sorti dans la collection « Les reines de sang » (Delcourt) et intitulé La Kahina, La reine berbère. Dans ce premier volume épique et batailleur, les auteurs font revivre la violence qui règne au Maghreb lors de l’établissement des conquérants arabes musulmans, se heurtant à la résistance des populations berbères indigènes, sous la conduite de cette femme hors du commun, qui émerge ici en fédérant sous son autorité clans et tribus.
L’action commence quand l’émir qui gouverne la première ville arabe d’Afrique du nord, Kairouan (en Tunisie actuelle), se décide à réduire les tribus berbères rebelles, qui refusent l’Islam. Mal lui en prend, car il est battu et tué lors d’une énorme embuscade, qui anéantit l’armée musulmane. Parmi les vainqueurs se trouve le roi berbère juif Tabeta, qui meurt à la suite de cette bataille. Il a pour seul enfant la princesse Dihya, qui possède certains talents prophétiques, d’où son surnom de « Kahina » (la devineresse). Mais, celui qui va lui être imposé comme mari se révèle être une brute sans scrupule. Elle n’a d’autre solution que de le tuer pour rétablir la justice, qu’il n’a cessé de bafouer. Fédérant alors toutes les tribus berbères jusqu’aux Touaregs du Sahara, la Kahina prend la tête de la résistance aux conquérants arabes. Elle les bat à deux reprises. La première fois, elle s’empare de Carthage avec l’aide de la flotte de l’empire byzantin qui utilise le feu grégeois. La seconde fois, elle est à la tête des guerriers berbères coalisés et triomphe dans le désert. Le problème de cette bande dessinée historique est que, se déroulant à une époque ancienne et peu connue, elle ne comporte que peu de noms et aucune date, d’où la nécessité de remonter dans le temps et rappeler la chronologie, ainsi qu’expliquer certains termes ou donner plus de précisions sur certains personnages.
Durant l’Antiquité et le début du Moyen Age, le terme Africa (Ifrikya en arabe) désigne l’est du Maghreb autour de Carthage, grosso modo la Tunisie actuelle et une partie de la cote algérienne. Ce pays a connu une histoire mouvementée, du fait de sa position à la jonction entre les bassins occidentaux et orientaux de la Méditerranée. A partir de 234 av. JC, se déroulent les trois « Guerres puniques » entre Romains et Carthaginois, qui se terminent en 146 par la destruction de Carthage. Passée sous administration romaine, l’Africa sert, comme l’Egypte, de grenier à blé et à huile pour Rome. Cette ère de paix et de prospérité se termine en 439 par l’invasion des Vandales, hérétiques ariens germaniques, qui fondent un royaume menaçant l’Italie du sud. En 476, disparaît l’Empire romain d’Occident, laissant comme héritier de la romanité, l’Empire d’Orient qu’on va appeler celui des Byzantins. Ceux-ci, en 533-534, sous la conduite du général Bélisaire (500-565), reprennent l’Africa, y rétablissant le christianisme orthodoxe.
Ils tiennent le pays jusqu’à l’arrivée des premiers conquérants arabes musulmans vers 647. Mais cette avancée marque le pas à cause des rivalités internes et des querelles de succession qui agitent le monde musulman. Ce n’est que vers 661 que la dynastie omeyyade, dont la capitale est à Damas en Syrie, réunifie le monde musulman et relance la conquête. En 670 le général Oqba Ibn Nafi fonde la ville de Kairouan et parvient à l’Ouest jusqu’à l’Atlantique. Mais c’est un raid sans lendemain et comme nous l’avons vu plus haut, il est battu et tué en 683 par Koceila. Celui-ci est un chef berbère, mais il porte ici un titre byzantin, celui d’exarque, sorte de gouverneur qui concentre les pouvoirs civils et miliaires. Koceila s’empare de Kairouan et repousse les Arabes jusqu’en Egypte. Mais il est tué en 688 et c’est la Kahina qui assume seule la direction de la résistance à l’invasion arabe.
À la page 10 de l’album, on se rend compte que le roi berbère Tabeta est de religion juive, quand, mourant, il demande à faire « dire le kaddish pour lui ». C’est une prière juive dont la version la plus connue est le kaddish des endeuillés, ainsi que le récite un des personnages du tome 3 des Eternels, Le diamant d’Abraham (Yann et Félix Meynet sorti en 2005 chez Dargaud). Pour en revenir à l’Histoire, on constate que la religion juive s’est répandue très tôt dans tout le monde méditerranéen, elle est attestée en Afrique du nord dès le IIIe siècle av JC. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait des berbères juifs, comme il y avait beaucoup de Juifs dans la péninsule arabique avant l’Islam. Mais l’appartenance de la Kahina à la religion juive est contestée par plusieurs historiens.
À la page 38, le dessinateur a exécuté ce qu’on appelle une vue cavalière des ports de Carthage à l’époque de la Kahina. Or, ce dessin semble renvoyer beaucoup plus à un état de ces installations telles qu’elles devaient exister au IIe siècle av. JC, à l’époque des Guerres puniques. On reconnaît bien le port de commerce quadrangulaire, ouvrant au fond sur le port militaire circulaire, avec l’ilot de l’amirauté en son centre. Ces constructions ont été détruites en 146 av. JC, lors de la prise et le destruction de la cité punique par Scipion Emilien. Même si les vainqueurs romains ont sans doute restauré plus tard une partie du port, les Vandales y ont commis de nouvelles destructions. Toujours est-il que ces ports de Carthage n’avaient sans aucun doute pas à l’époque de la Kahina cet aspect quasi flambant neuf.
Aux pages 39-40 de ce tome 1, la Kahina permet à de gros navires byzantins (les dromons) de pénétrer dans le port de Carthage et d’y semer la mort avec une arme terrifiante, le feu grégeois (le feu grec), qui brûle sur l’eau. Cette appellation occidentale de « grégeois » date en vérité de l’époque des Croisades. Ce n’est pas la première fois que cette sorte de lance-flamme est évoqué dans les bandes dessinées françaises. Plus précisément, dans le tome 16 des aventure de Barbe-Rouge, La captive des mores, de Charlier et Hubinon sorti en 1974 chez Dargaud, Triple patte, un des compagnons du capitaine, explique fort doctement à Eric, le fils de Barbe-Rouge, d’où vient ce feu grégeois dont le vaisseau du pirate est équipé. On reconnaît là le sérieux de la documentions de Jean-Michel Charlier.
On aura compris que « l’évêque d’Hippone » (Annaba, Algérie) invoqué par le prêtre grec en conflit avec la Kahina à la page 44 de l’album, est bien saint Augustin (354-430) né à Thagaste (Souk Ahras, Algérie). Fils de sainte Monique (332-387), ce père et docteur de l’Eglise d’Occident, simplement mentionné par son prénom par la Kahina, est une personnalité marquante du christianisme. Philosophe et théologien, ses ouvrages les plus connus sont Les Confessions, La Cité de Dieu et De la Trinité. Autant dire que le prêtre grec fait référence au plus connu des Berbères chrétiens.
Après cette prise de bec, à la page 45, le patrice Jean fait cadeau à la Kahina d’un gigantesque guerrier et lui explique qu’il est un Varègue ! Effectivement, du Xe au XIVe siècle, ces guerriers scandinaves et anglo-saxons servent comme mercenaires dans l’armée byzantine et plus particulièrement dans la garde du basileus, l’empereur de Constantinople. Quant au surnom « foudre du nord », c’est celui d’Harald Hardrada ou Sigurdsson, qui effectivement est le chef de cette garde, avant de devenir roi de Norvège de 1046 à 1066. En faire état à l’époque de la Kahina est donc manifestement un anachronisme.
La séquence des pages 46-49 met en scène une tentative de meurtre de la Kahina par des « assassins ». Ce terme utilisé ici prête à confusion, car il évoque généralement la secte islamique ismaélienne des Nizârites , entre le XIe et le XIIIe siècle , dont le centre était à la forteresse d’Alamut dans le nord de l’Iran actuel. Une légende semble s’être constituée, faisant des fedayin (« tueurs ») appartenant à cette secte, des consommateurs de hachich pour leur permettre de mieux pratiquer le meurtre politique, d’où le nom de hachichin (« assassins »). On trouve cette légende dans le tome 8 de Corto Maltese, La maison dorée de Samarkand, d’Hugo Pratt sorti en 1986 chez Casterman. On peut aussi mettre en avant d’autres étymologies à ce nom « d’assassins ». En tous cas, ils n’existent pas en tant que secte religieuse islamique à l’époque de la Kahina.
En 698, le général arabe Hassan Ibn Numan marche contre la Kahina : ils s’affrontent à la bataille dite « des chameaux » le long de l’oued Nini (pages 50-55), où l’armée arabe est écrasée et poursuivie jusqu’à Gabès (Tunisie). Les Omeyyades se réfugient temporairement en Cyrénaïque (Libye). Sur la deuxième case de la page 52, on distingue bien les selles des méhara (dromadaires de monte) de la Kahina, qui portent une selle arabe à deux pommeaux. N’aurait-il pas plus été logique de représenter ces chameaux berbères avec des selles sahariennes à pommeau en « croix d’Agadès » (voir photo) ?
Pour conclure, on pressent que le fait que, à l’issue de la bataille des chameaux, la Kahina épargne Khaled le neveu du général arabe et en fasse son fils adoptif, est déjà un indice que ce jeune homme va avoir une place importante dans le prochain tome. Le tome 1, malgré certaines inexactitudes chronologiques, a le mérite de mettre en lumière ce destin flamboyant de la reine berbère, largement inconnue en France en dehors des personnes originaires d’Afrique du nord.
La Kahina T1 La Reine berbère. Simon Treins (scénario). Dragan Paunovic (dessin et couleurs). Scarlett (couleurs). Delcourt. 56 pages. 15,50 euros.
Les onze premières planches :