La Malédiction du pétrole : don de Dieu ou excrément du diable ?
Avec La Malédiction du pétrole, Jean-Pierre Pécau et Fred Blanchard retracent l’histoire de l’exploitation de l’or noir en soulignant son importance économique et géostratégique. Les deux auteurs décryptent certains événements historiques et la politique extérieure des Etats-Unis (notamment) à l’aune du contrôle de l’approvisionnement en brut. Un bréviaire d’une grande clarté, indispensable pour comprendre les enjeux lié à l’extraction du pétrole.
Raconter l’histoire du pétrole ou de l’or noir en bande dessinée ne coule pas de source ! Pour relever ce défi, l’album se compose d’informations qui vont à l’essentiel, en utilisant peu de cases et de dialogues, ces derniers apparaissant en blanc sur fond noir pétrole bien sûr.
Pas le temps de s’ennuyer donc, d’autant plus que les informations sont souvent percutantes, parfois difficiles à croire, mais la bibliographie en fin de volume – et le passé de professeur d’Histoire de Jean-Pierre Pécau.- atteste du sérieux de la documentation. L’album est donc une bande dessinée historique et géopolitique qui court des débuts du pétrole au XIXe siècle pour finir tout feu tout flamme en 2019, avec un épilogue ouvrant sur un avenir d’un noir… pétrole.
Le récit remontant aux origine de l’exploitation du pétrole, on apprend que ce début est autant dû aux frères Nobel et à la région de Bakou, qu’au colonel Drake et à la Pennsylvanie (Oil Creek). Alfred et Ludvig Nobel ont beau fumer le cigare, ils inventent l’oléoduc, le steam tanker, la première marée noire et les premières grandes compagnies (Branobel et Bnito), le tout dans un climat de violence digne du far west, ou plutôt du far east, car Bakou est une éponge à pétrole et le nombre de concessions (une fois mise en évidence la puissance énergétique du pétrole et sa domestication) ne cesse d’augmenter (300 en 1880) entraînant rivalités et règlements de compte. La région de Bakou riche en huile noire, sera pour cette raison une des cibles d’Hitler lors de l’invasion de l’URSS.
C’est ainsi qu’à la fin du XIXe siècle, l’or noir, cette huile nauséabonde dont on ne savait que faire, remplace l’or blanc, l’huile des rois, l’huile de Baleine, car plus facile à trouver et en bien plus grandes quantités. Le pétrole a alors tout d’une bénédiction : d’abord d’avoir (momentanément ?) sauvé les baleines de l’extermination mais surtout de servir à s’éclairer, se chauffer, faire tourner les machines et les moteurs d’automobiles, permettre la constitution d’engrais, bref, le pétrole est « un don de Dieu » !
L’histoire se poursuit de façon chronologique et fluide (malgré la viscosité du produit), avec l’ascension de Rockefeller. Celui-ci comprend l’importance de contrôler tout le processus de transformation du pétrole afin de le revendre ensuite 50 fois le prix d’origine… Il fonde ainsi la Standard Oil, première des 7 sœurs, les 7 plus grandes compagnies pétrolières dominant le monde.
L’autre atout de cette bande dessinée, c’est son extraordinaire traitement de l’image. Certes, la mise en case est classique, mais les images tout en contraste noir, gris, blanc sont extrêmement travaillées et surtout, l’idée géniale est de montrer comment ce « don de Dieu » se révèle être une malédiction avec une saturation d’images puisant dans le corpus des symboles sataniques ou des monstres mythologiques. On se retrouve avec une espèce de conte gothique en contrepoint d’un texte documentaire, et ce contraste fonctionne à merveille.
Fred Blanchard explique dans une interview qu’à « partir du contenu de chaque case, [il] imagine une illustration, une métaphore, une analogie dans laquelle monstres, hydres et chimères sont convoqués pour représenter les multinationales et autres empires guerriers qui parsèment ce récit très noir. »
Parmi les représentations symboliques, têtes de mort, sirènes à la queue de serpent, diable et sphinx peuplent un univers cauchemardesque qui se superpose à des représentations plus réalistes de personnages historiques. Le dessinateur s’est visiblement inspiré de Juan Pablo Perez Alfonzo, fondateur de l’OPEP, qui, loin du nom de « don de Dieu », aurait baptisé le pétrole « l’excrément du Diable » !
Enfin, régulièrement, les mêmes personnage (l’hydre des « sœurs ») ou symboles reviennent dans les cases. On peut citer le dollar, dont la fortune (et celle de son pays) est inséparable de celle du liquide noir, qui se vend et s’achète uniquement dans cette monnaie. Page 49, le vautour symbolisant l’appétit carnassier des « sœurs », est juste placé au dessus de l’aigle américain du dollar, provoquant une ressemblance loin d’être fortuite.
Tout au long de la centaine de pages de la bande dessinée, les révélations se succèdent. Saviez-vous que loin devant les États-Unis, le premier producteur mondial de pétrole fut longtemps la Russie ? Et que de nos jours, ce n’est pas l’Arabie saoudite qui possède les plus grandes réserves de pétrole mais le… Vénézuéla ! Que sans le pétrole et la surexploitation des ouvriers de Bakou, pas de futur Staline ! Mais sans Staline, les États-Unis ne seraient pas passés aussi vite devant la Russie. Saviez-vous que le destin de l’automobile sans le pétrole aurait naturellement conduit vers la voiture électrique ? Que Clemenceau a dit, lors de la Première Guerre mondiale, que « dans les batailles de demain, l’essence sera aussi nécessaire que le sang ».
Saviez-vous que sans St John Philby (oui, le père de la fameuse taupe britannique), le pétrole saoudien aurait été exploité par le Royaume-Uni et non les États-Unis. Pour les auteurs, le pétrole irrigue tellement le monde qu’il est à la fois une des causes des batailles de la Seconde Guerre mondiale et un facteur décisif de la victoire des alliés. C’est pourquoi, dès la fin du conflit, la première puissance mondiale n’aura de cesse de renforcer sa main mise sur les réserves pétrolières, quitte à nuire à ses « alliés » occidentaux, Royaume-Uni et France, en devenant un des chantres de la décolonisation et en désavouant ces puissances lors de l’affaire du canal de Suez. Cette ligne stratégique permettrait d’expliquer bon nombre de coups d’état avec le soutien de la CIA : Iran, Irak, Vénézuéla… On n’est pas obligé de suivre les auteurs dans cette seule explication par le pétrole de la géopolitique mondiale. Il n’empêche que la nécessité de contrôler les grands pays pétroliers a le mérite de permettre de comprendre certains tournants historiques, dont le soutien puis le lâchage de Saddam Hussein en Irak et le maintien de l’alliance avec l’Arabie saoudite.
La dernière partie évoque la période crucial des années 1970 et des deux chocs pétroliers, la création de l’OPEP, mais surtout les conséquences de la prise en compte d’une possible rapide fin du pétrole. Une fois de plus les idées toutes faites sont mis à mal par une démonstration implacable : l’OPEP n’a jamais été une organisation indépendante et reste sous contrôle des États-Unis. Quant à la hausse du prix du pétrole, loin de déplaire aux 7 sœurs, elle aurait permis de renforcer leur main mise sur les ressources pétrolières du monde en finançant la recherche de nouveaux gisements !
Quant au choc de1979, lié à la révolution iranienne, il aurait eu de multiples conséquences : guerre commerciale des 7 sœurs qui deviennent 3 ; multiplication du prix par 20 et crise économique pour les sociétés occidentales dépendantes du pétrole, guerres et déstabilisation profonde du Moyen Orient (qui dure encore de nos jours), extension de l’extraction offshore et du pétrole de schiste, augmentation des effets délétères du pétrole sur l’environnement et les sociétés. Avec la montée des incidents entre l’Arabie saoudite et l’Iran, les auteurs démontrent qu’une époque se termine : même l’Arabie saoudite, premier producteur mondial et seconde réserve en pétrole, n’est plus à l’abri d’une attaque sur ses moyens de production. Même pour les États-Unis, le pétrole est devenu une malédiction, faisant couler désormais plus de sang que de billets verts (attaques du 11 septembre financées par l’argent du pétrole, explosion de plateforme offshore, risque accru de conflits…).
Les auteurs renforcent ainsi le camp de ceux qui pensent qu’il est temps de passer à une économie décarbonée, donc à se passer du pétrole, seul moyen de rompre sa malédiction.
Deux regrets, très français, la compagnie Elf, puis Total n’apparaît pratiquement pas. Est-il prévu un album sur cette histoire assez opaque ? Enfin, cet album ne dit rien sur l’origine du nom de l’inspecteur Derrick… Décidément, le pétrole est partout.
La Malédiction du pétrole. Jean-Pierre Pécau (scénario). Fred Blanchard (dessin). Delcourt. 112 pages. 17,50 euros.
La bande annonce :
Les 10 premières planches :