La Saga de Grimr : comment se forge une légende au pays des volcans
Quand on s’appelle Grimr Enginsson (littéralement « fils de personne »), il n’est pas donné de se faire une place dans la société islandaise du XVIIIe siècle. Mais au fil de ses rencontres, cet orphelin se jure de devenir quelqu’un. Endossant l’habit d’un scalde (poète) en quête d’inspiration, Jérémie Moreau nous conte La Saga de Grimr dans le décor grandiose de paysages perpétuellement rebattus par la colère des éléments.
L’Islande n’a pas toujours eu la cote d’amour qu’elle affiche depuis quelques années. Pendant longtemps, elle a été une contrée hostile, à l’écart de tout. Au siècle des Lumières, de nombreux géographes ne la considèrent pas comme une entité européenne et la relèguent dans la catégorie des terres arctiques, renvoyant ainsi à la mythique Thulé du géographe grec Pythéas (IVe siècle avant JC). Voltaire, dans son
Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756) est encore plus sévère : cette île n’est même pas digne de connaissance et sa situation en marge du monde civilisé illustre à merveille son degré d’intérêt. En résumé, accrochée sur le cercle polaire nord, elle est un confins rocailleux où la seule activité connue est celle des volcans. L’un d’eux, l’Hekla, passe même pour être une porte des Enfers dans la mythologie locale. Il faut reconnaître qu’en cette époque de révolutions en tous genres, le sort de l’Islande est cruel. L’île est sous domination danoise depuis le XIIIe siècle. Elle voit tomber sur elle successivement les chapes du protestantisme, de l’absolutisme, et du monopole commercial réservé aux négociants de Copenhague. Les gouverneurs de cette colonie lointaine, installés à Bessastadir, près de Reykjavik, ne brillent ni par leur modernité ni par leur mansuétude. S’ajoute enfin à ces conditions déjà sévères une série de calamités naturelles engendrant des famines terrifiantes. La population tombe sous le seuil des 50 000 âmes vers 1750. Et le pire est encore à venir : plusieurs éruptions volcaniques d’une puissance exceptionnelle se produisent à intervalles assez rapprochés, dont les dernières, celles de l’Hekla en 1766 et du Laki* en 1783-1784, servent de toile de fond au scénario de Jérémie Moreau.
La vie du jeune Grimr aurait dû ressembler aux premières pages de cet album : une fuite éperdue dans un monde hostile et clos. Les sautes d’humeur des entrailles de la Terre, les trafiquants venus faire provision d’enfants pour les revendre à des familles danoises fortunées, enfin et surtout les mœurs étriquées de la société islandaise ancrée dans une vision féodale de la lignée : tout est menace pour un orphelin sans terre et sans renommée. Mais Grimr, qui sent bouillonner en lui son sang comme la lave, va prouver à tous qu’il a le droit de vivre et d’écrire son histoire.
Utilisant habilement le personnage d’Einnar Thorirsson, scalde renouant avec ses racines après avoir perdu femme et enfant, Jérémie Moreau dévoile successivement les acteurs et les péripéties qui vont bâtir imperceptiblement la saga. Grimr n’a qu’un seul ami, Vigmar, qui le recueille enfant et l’élève. Il n’a qu’un bienfaiteur, Einnar Thorirsson, qui lui donne une terre pour le sortir du néant social. Il n’a qu’un amour, Iunn Olvirdottir, seule capable de dompter le volcan qui gronde en lui. Ces alliés ne seront pas de trop dans l’adversité. Doté d’une force herculéenne, il est considéré comme une brute écervelée, voire un draugr (revenant) par ceux que les circonstances placent sur sa route. Sans autre existence sociale que l’acte de propriété d’une terre inconnue, il est méprisé par tous les dignitaires et les héritiers. Seule maigre consolation, Grimr est accepté du bout des lèvres par la mère de Iunn. Il ne manquait que le poison de la calomnie pour déchaîner sa colère. Accusé à tort d’une tentative de meurtre sur la personne d’un émissaire de la couronne danoise, il devient un proscrit banni et bientôt assimilé, par ceux qui veulent sa mort, à Kolr, le troll d’une vieille légende. Haï, maudit, traqué comme un monstre, Grimr n’a plus qu’à laisser s’écrire la dernière strophe – inoubliable et prodigieuse – de son épopée.
Probablement tombé sous le charme de la littérature épique islandaise, dont le mythe de Njall et Gunnar du XIIIe siècle constitue le socle, Jérémie Moreau ne peut non plus dissimuler son attrait pour les paysages puissants de « ce monstre qui a le feu au ventre ». Par les vers du scalde Einnar, pourtant endeuillé par la mort de sa femme et de sa fille, il lui déclare son amour et le tourment éprouvé face à une beauté majestueuse toujours engendrée dans la douleur et la crainte.
De même que les mythographes grecs et latins ont tôt fait d’accrocher une divinité dans la généalogie de leurs glorieux héros, l’auteur a su capter l’énergie phénoménale se dégageant de l’histoire locale et tire merveilleusement profit de la tradition de la saga (terme d’origine islandaise) et de la poésie (œuvre de Hallgrimur Petursson, XVIIe siècle). Telle la lave qui façonne en détruisant, la puissance de Grimr emporte tout sur son passage. En refermant cet album, il n’est pas interdit au lecteur d’enrichir le mythe à son tour et d’imaginer l’ascendance divine du héros. Amoureux de l’Islande et amateurs de belles histoires, précipitez-vous sur les aventures de celui qui mériterait amplement d’être appelé Grimr Vulcainsson.
* En juin 1783 débute l’éruption de ce volcan, qui dure plus d’une année. La lave qui s’échappe du cratère finit par recouvrir une superficie de 565 km². Les gaz toxiques libérés dans l’atmosphère entrainent la mort de 20% de la population et de 80% des moutons de l’île. Mais les problèmes ne se limitent pas à l’Islande : poussé par les vents, le nuage volcanique atteint l’Europe continentale, puis l’Asie et l’Amérique du nord dans les jours et les semaines qui suivent et perturbent gravement les saisons puis les récoltes. Certains historiens iront même jusqu’à faire des effets de ce nuage l’une des causes lointaines de la Révolution française.
La Saga de Grimr. Jérémie Moreau (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 232 pages. 25,50€
Les 7 premières planches :