La Terre, le ciel, les corbeaux, cavale glacée à travers la Carélie pour fuir l’Armée rouge en 1943
Ils sont trois. Un Italien, un Allemand et un Russe. Trois soldats que les hasards de l’Histoire ont réunis pour une improbable cavale. Le camp de prisonniers où ils étaient se trouve sur une île de la Mer blanche, au nord de l’URSS. Au cœur de l’hiver russe de 1943, ils fuient vers le Sud. L’issue de leur périple est très incertaine, car la Carélie est un vrai enfer blanc. Avec La Terre, le ciel, les corbeaux, Teresa Radice et Stefano Turconi décrivent l’odyssée de ces trois fugitifs que tout devrait séparer et les rapports humains à l’intérieur du trio.
Au camp de prisonniers des Îles Solovetsky, c’est Fuchs l’Allemand qui s’évade le premier. Puis Attilio l’Italien le suit. Et ils forcent Vanja, un gardien russe, à leur servir de guide, car celui-ci est originaire de Carélie, Attilio faisant l’interprète. Il leur faut d’abord quitter le camp établi dans un ancien monastère, puis traverser un bras de mer gelée. Ce qui semble relativement facile, car ce camp ne semble comporter ni barbelés ni mirador, les soviétiques comptant sans doute sur la rudesse du climat comme le plus efficace des gardiens.
Les trois fugitifs sont poursuivis sans grand succès par les soldats soviétiques. Puis, en trouvant refuge de temps en temps chez des paysans russes toujours accueillants, ils essayent de se soustraire à la rigueur de l’hiver. Entre des unités Waffen SS franchement hostiles qui prennent Fuchs pour un déserteur et l’Armée rouge qui rôde, tout laisse penser que les trois fugitifs ne s’échapperont pas de cet enfer blanc qui les épuise.
Attilio, le narrateur, est celui des trois hommes qui donne le plus d’informations sur sa vie. Les nombreuses séquences qui décrivent son passé expliquent pourquoi il se trouve si loin de son pays. Originaire « d’un village sur les monts du lac de Côme », il pratique dès sa jeunesse la contrebande avec la Suisse. Ayant tué involontairement un douanier italien, il échappe aux conséquences de son acte par le fait de recevoir, quand il rentre chez lui, sa feuille de route pour la guerre.
Attilio suit alors la destinée des soldats italiens envoyés par Mussolini sur le front russe, pour renforcer l’armée allemande et fera donc partie des 64 000 Italiens capturés par l’Armée rouge au cours de la Seconde Guerre mondiale. On estime entre 2,3 et 3,7 millions le nombre total de prisonniers de l’Axe en Union soviétique durant cette période, car les chiffres ne sont pas fiables. Répartis entre environ 300 camps, ces captifs ont été dans l’ensemble mieux traités que les prisonniers soviétiques en Allemagne. Les tentatives d’évasion ont été nombreuses, mais seules 3 % ont réussi.
Au début de la cavale, on peut voir que les relations entre les trois hommes, sont extrêmement tendues, voire imprégnées de racisme.
Plus tard, lors d’une pause et avec un échange de photos, l’atmosphère devient plus amicale. Concernant Fuchs, de son vrai nom Volker Werner, on apprend qu’il est marié, papa d’une petite fille et qu’il vivait à Heidelberg. Et sur le Russe Ivăn Pavlovič Mostovckoij surnommé Vanja, on en sait beaucoup moins sinon qu’il veut rejoindre son père qui est vieux et malade. L’Allemand et le Russe ont donc chacun une famille, ce qui leur fait une bonne raison de vouloir rentrer chez eux. On peut alors supposer qu’Attilio ne cherchera pas à rentrer en Italie à cause du crime dont il est coupable.
L’art de Teresa Radice et Stefano Turconi est de mettre en images la façon dont le passé ressurgit dans notre esprit (en l’occurrence celui d’Attilio) à chaque occasion que lui donne le présent. Chez ces deux bédéastes, il faut apprécier à la fois la documentation et la justesse historique, les citations littéraires qui viennent nourrir le récit, ainsi que la maîtrise du trait et de la couleur des aquarelles. On trouvait déjà ces éléments dans Le port des marins perdus (Glénat, 2016) et Les filles des marins perdus (Glénat, 2020). Seule petite frustration : l’absence de traduction pour les dialogues en allemand et en russe. Mais ce n’est pas rédhibitoire, face à la richesse de ce graphisme si expressif, qui peut souvent se passer de paroles.
La Terre, le ciel, les corbeaux. Teresa Radice (scénario). Stefano Turconi (dessin). Frédéric Brémaud (traduction). Glénat Treize Etrange. 208 pages. 22,50 euros.
Les 10 premières planches :