La Tragédie brune : enquête au cœur d’une Allemagne en voie de nazification
À l’automne 1933, le grand reporter Xavier de Hauteclocque est envoyé par son rédacteur en chef en Allemagne pour prendre le pouls d’un pays gouverné depuis janvier par le chancelier Hitler. Germanophile et bon locuteur de la langue de Goethe, Hauteclocque veut ausculter la société allemande à l’aune des arguments bellicistes du Führer. Pour bâtir le scénario de La Tragédie brune, Thomas Cadène a puisé dans le compte-rendu édifiant publié par Hauteclocque à son retour de Berlin. Porté par le dessin et les couleurs de Christophe Gaultier, cet album dévoile la gestation au jour le jour du régime totalitaire nazi.
Dans la lignée des Hauteclocque, Xavier est moins célèbre que son cousin germain, le maréchal Philippe de Hauteclocque (alias Leclerc pendant la Seconde Guerre mondiale). Mais Xavier souffre la comparaison quand il s’agit de patriotisme. Issu d’une illustre famille de la noblesse du Nord, fils d’un colonel et frère d’un soldat tombés au champ d’honneur le 22 août 1914, il s’engage à 18 ans en 1915. De la Grande Guerre, il sort blessé, décoré et l’amour du drapeau chevillé au corps. Mais contrairement à ce que son histoire personnelle laisserait supposer, Xavier de Hauteclocque n’éprouve ni haine ni rancœur envers l’Allemagne. Ce pays l’attire et l’intéresse plus encore depuis que deux conflits ont lié son sort à celui de la France. Peut-être a-t-il pressenti que les dispositions du traité de Versailles berceraient ses compatriotes meurtris mais ne soumettraient pas des Allemands sonnés par leur étrange défaite ? Peut-être a-t-il très tôt la prémonition d’un nouvel affrontement inévitable ? Fidèle à sa lignée, il intègre Saint-Cyr comme aspirant. Démobilisé en 1920, il ne tourne pas le dos à l’armée puisqu’il accède au grade de sous-lieutenant de réserve en 1929, année de ses premiers pas dans une autre carrière, celle de grand reporter.
Entre 1929 et 1935, il se rend ainsi à cinq reprises en Allemagne pour y couvrir des sujets de société. Au retour de son avant-dernier voyage, il ressent le besoin urgent de raconter ce qu’il a vu. En publiant La Tragédie brune dès 1934, Hauteclocque veut alerter l’opinion publique d’un grave danger. À la fin de1933, cette menace pèse le poids des frustrations et des blessures accumulées par les Allemands depuis l’armistice du 11 novembre 1918. La déflagration économique et sociale de 1929, la peur du communisme (latente depuis la tentative spartakiste de 1918), la flétrissure du Diktat constituent le terreau idéal pour la démagogie hitlérienne. Patiemment, méthodiquement, démocratiquement, les nazis sont parvenus au pouvoir, propulsés par les conservateurs de Von Papen. Le 30 janvier 1933, Hitler prend ses fonctions de Chancelier pour diriger le gouvernement de concentration nationale.
L’opinion publique française ne peut rester insensible à cet événement. L’homme qui accède au pouvoir outre-Rhin est en effet depuis longtemps connu pour ses opinions nationalistes. Son parti s’est forgé sur le refus catégorique de l’abaissement de l’Allemagne et sur la nécessité de lui redonner sa grandeur passée. Et puis il y eut le putsch de Munich (novembre 1923), enfin et surtout, la publication de Mein Kampf *, manifeste hitlérien qui ne laisse planer aucun doute sur les moyens à employer pour réintégrer le Reich au rang suprême, et sur l’ennemi prioritaire à vaincre, la France.
Quand il descend du train à la gare de Berlin, Hauteclocque est immédiatement interpelé par l’atmosphère de caserne qui imprègne les rues de la capitale. Les SA haranguent la foule pour marteler la nouvelle devise du régime (“ein Volk, ein Reich, ein Fuhrer”, “un peuple, un Empire, un chef”). Ces mêmes SA ont aussi corrigé à leur manière – brutale – certains travers qui entachent l’image que la nouvelle Allemagne veut donner d’elle-même : mendiants, prostituées, souteneurs ont tous été arrêtés et déportés dans des camps de travail ou de détention. Faire le ménage en s’attaquant à des marginaux et à des proscrits de droit commun, voilà comment s’attirer les faveurs du bon peuple sans grand risque de réprobation…
Après avoir donné l’illusion de la disparition de la misère, les nazis peuvent envisager d’inculquer d’autres messages à une population qui n’est pas encore entièrement tombée sous le charme, loin s’en faut. Jouer sur la corde sensible de la Grande Guerre, invoquer la victoire qui a effleuré seulement le Reich, rappeler l’ivresse fusionnelle d’un peuple que seuls des traîtres républicains ont poignardé dans le dos : c’est l’objectif du musée que les jeunes viennent visiter pour apprendre à ne pas redouter la prochaine guerre. Quand les messages de propagande douce ne suffisent pas, il reste l’intimidation et la terreur. Pour façonner l’homme nouveau, le contrôle des médias et de l’Université est prioritaire. Des pressions discrètes exercées sur les bonnes personnes entrainent de remarquables changements d’opinion. Et quand cela ne suffit pas, la violence puis l’annihilation prennent le relais. La liberté individuelle et le droit à être jugé équitablement ne sont déjà plus que des souvenirs.
Le dernier bouleversement qui choque Hauteclocque, celui qui l’a peut-être décidé à témoigner pour le grand public est la prolifération des camps. Que les nazis combattent leurs opposants peut se concevoir, mais que penser d’un régime qui, en dix mois, ouvre soixante-huit camps de concentration vers lesquels sont principalement dirigés des « rouges » et des Juifs ? Hauteclocque, toujours avide de preuves, recueille d’abord le témoignage de monsieur Steinblech. Après avoir enduré les vexations antisémites « ordinaires », il est victime d’un coup monté lui valant son incarcération pour un mois au camp d’Orianenburg. Seul objectif apparent de cette détention : instiller la peur, déclencher l’instinct de survie, provoquer la fuite. Grâce à ses contacts sur place, Hauteclocque se rend ensuite à Dachau puis à Heuberg, à la frontière autrichienne. Il y découvre, stupéfait, les prémices d’un système concentrationnaire. Il comprend comment la pensée nazie corrompt lentement les masses en entendant son chauffeur de taxi parler du camp comme d’une attraction touristique dont l’entrée est exclusivement réservée à ses locataires. Mais le bon Aryen n’a rien à craindre.
La terrible histoire du jeune Egon, enfant courageux et droit devenu le bouc-émissaire de ses camarades nazifiés, ou celle de cette éminente professeure « demi-juive » contrainte avec son mari d’approuver par son silence des propos sur la belle vie des Juifs à Berlin : encore des indices supplémentaires d’un changement qui tire irrésistiblement la société allemande vers la tragédie. Le contrôle des esprits par la propagande du docteur Goebbels s’accélère. La violence des SA trouve désormais ses relais à l’Université, dans les écoles, les tavernes. En rentrant à Paris, Hauteclocque est saisi d’une douce euphorie en humant simplement le parfum de la liberté.
Pour clore cet album qui résonne comme une sombre prophétie, les éditions Les Arènes ont eu l’excellente idée de publier la première partie du texte original adapté par Thomas Cadène. Le lecteur constate ainsi la pertinence et la sagacité de son auteur, salué depuis quelques années comme un héros français méconnu. Les auteurs de l’album ont choisi de se joindre au cortège des thuriféraires (voir leurs deux dernières pages). Il semble toutefois étonnant que Thomas Cadène n’ait pas trouvé l’occasion de rappeler que Xavier de Hauteclocque a une autre corde à son arc : il travaille pour le 2e Bureau, autrement dit les services de renseignements français. La préface de l’éditeur aurait également pu s’agrémenter de cette précision importante pour la vérité historique**. Au lieu de cela, elle verse dans le dithyrambe et n’envisage pas l’assassinat de Hauteclocque sous l’angle « primaire » de l’élimination d’un espion qui en savait peut-être trop par les services de contre-espionnage d’une puissance ennemie. Cet aristocrate disposait en effet d’un réseau fourni de contacts parmi ses pairs, et on sait la place prépondérante de la noblesse prussienne dans l’état-major de la Wehrmacht. Le faire mourir en journaliste trop curieux plutôt qu’en espion trop imprudent peut donner plus de panache et de romantisme au personnage. Rappelons que cet homme a la Patrie chevillée au corps et que le renseignement fait depuis longtemps partie de la panoplie des vainqueurs. Le propos de Hauteclocque dans La Tragédie brune et son style direct prouvent sans équivoque sa volonté de témoigner de l’inquiétante évolution d’une société qui marche au pas de l’oie vers la prochaine guerre.
Si la presse internationale libre se faisait l’écho dès 1932 de ce qui se tramait en Allemagne, le regard de Xavier de Hauteclocque dénote par son acuité. L’adaptation de Thomas Cadène, la plus-value qu’apportent les images sombres et le trait volontairement épais de Christophe Gaultier rendent un hommage mérité à cet éclaireur d’opinion en le sortant de son relatif anonymat. Cet album montre comment le poison du nazisme s’instille dans les veines de gens ordinaires, et comment la propagande hypnotise et galvanise une société
civilisée, en train d’enfanter une tout autre tragédie, à l’ampleur encore insoupçonnable.
* : La première traduction en français de cet ouvrage a été publiée par Les Nouvelles Éditions Latines en 1934. L’avertissement des éditeurs sonne aussi comme une alarme : en publiant ce texte intégral sans l’agrément de Hitler, ils ne font ni « œuvre de haine ni même d’hostilité ; [ils donnent ] simplement au public français un document que, contrairement à l’opinion du Führer, [ils jugent] indispensable qu’il possède ».
** : Seule une feuille volante insérée dans les tirages de presse mentionne explicitement que « Xavier de Hauteclocque travaille comme journaliste [… et] réalise des enquêtes et des reportages qui sont parfois des couvertures pour des missions plus sensibles auprès des renseignements militaires français ». Ce fait avéré est repris par la maison d’édition qui publie désormais ses œuvres. Ses livres, écrits le plus souvent au terme de ses reportages sur le terrain, témoignent de son intérêt pour le dessous des cartes et confortent l’idée que chaque reportage confine à la mission. Dans Grand Nord (1930), Le Turban Vert (1930) La Guerre en Masque Noir (1931), Perceurs de Frontières (1933), il relate les fréquentes interventions des services secrets des puissances européennes dans les conflits. La place éminente de l’espionnage est aussi révélée. Dans Les Sept têtes du Dragon vert, dont Hauteclocque ne serait qu’un contributeur, il pointe le rôle clé des marchands d’armes internationaux, notamment celui du fameux Basil Zaharoff qui inspira Hergé pour L’Oreille cassée (1935-1937).
La Tragédie Brune. Thomas Cadène (scénario). Christophe Gaultier (dessin). Marie Galopin (couleurs). Les Arènes. 120 pages. 20 €
Les 5 premières planches :
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