L’art à tout prix, où comment Swan l’Américaine force les portes des Beaux-Arts de Paris
En 1859, Swan Manderley et son frère Scottie arrivent à Paris, la capitale mondiale de l’art, dans l’espoir d’y devenir peintres. Au fil des trois tomes de Swan, bande dessinée en forme de roman d’apprentissage, Néjib décrit leurs aventures – surtout celles de Swan – et leur initiation au métier de peintre d’histoire, le genre artistique le plus prestigieux à l’époque. Une tâche bien difficile lorsqu’on est une femme et de surcroît une étrangère.
Avec cette bande dessinée historique, Néjib, de son vrai nom Nejib Belhadj Kacem, n’en est pas à son coup d’essai : il est déjà l’auteur du remarqué Stupor Mundi (2016), qui mettait en scène le savant Hannibal Qassim El Battouti, qui perfectionna le système de la camera obscura (l’ancêtre de la photographie) dans un XIIIe siècle partagé entre goût des sciences et dogmatisme chrétien. L’auteur récidive donc, toujours dans la collection « Bandes dessinées » de Gallimard, en explorant cette fois le XIXe siècle français.
Le contexte historique est foisonnant, et on sent que Néjib a plaisir à le restituer au lecteur, sans pour autant l’étouffer sous les informations. Les protagonistes, qu’ils aient existé ou qu’ils soient fictifs, ne disparaissent d’ailleurs jamais derrière le décor, qui n’est pas non plus un prétexte ou un faire-valoir à leurs aventures. Les personnages évoluent dans le monde de l’art des années 1860-1870, où coexistent académisme, réalisme et impressionnisme naissant. Néjib ne craint pas de distordre un peu la chronologie pour servir le récit : il commence en 1859, avec Degas (dont la mère était américaine) dessinant les lavandières des quais de Seine, puis allant chercher ses cousins Swan et Scottie à la gare. Or, en 1859, Degas est en plein voyage en Italie. Mais peu importe, finalement, ces détails de dates, car bien d’autres éléments historiques sont vrais et, surtout, on y retrouve bien les grands enjeux de l’époque. Car finalement, à travers les regards des peintres, de Manet, Degas, Swan, Scottie et d’autres, Néjib mène une réflexion sur l’enseignement de l’art – qui reflète les débats qui font rage à l’époque – et sur les sacrifices que les personnages lui consentent : jusqu’où peut-on aller pour pratiquer son art ? Très loin, si l’on en croit cette saga.
Comme beaucoup de bandes dessinées historiques, celle-ci parle autant du XIXe siècle que d’aujourd’hui. Les préoccupations contemporaines s’articulent habilement à celles du passé, avec le personnage de Swan notamment. Face à la misogynie de la société dans laquelle elle vit, Swan doit déjouer les codes. Elle sait que pour devenir peintre d’histoire, il lui faut maîtriser le dessin d’après le modèle vivant, féminin et masculin. Or seuls les ateliers d’enseignement privés réservés aux femmes lui sont accessibles, et on n’y fait pas poser de modèles vivants. Pour cela, il faut aller soit dans les ateliers fréquentés par les hommes, soit à l’École des beaux-arts, dans les faits interdite aux femmes. Elle se résout donc à se déguiser en homme, après deux évènements déclencheurs : une séance de pose qui tourne mal avec le célèbre peintre d’histoire Thomas Couture et une discussion avec la non moins célèbre Rosa Bonheur, qui lui raconte le mythe de Cénée, une femme qui souhaitait que Zeus la change en homme pour accéder à l’invulnérabilité. A la maison, elle reste donc une jeune femme de bonne famille, mais lorsqu’elle se rend à l’École des beaux-arts, elle devient un rapin, un élève artiste. Par ailleurs, Swan n’est pas la seule à déjouer les attentes liées à son genre – son frère, comme elle, cherche à s’émanciper de la contrainte sociale, autant que de leur père despotique, qu’on découvre au troisième tome.
Le graphisme schématisé de Néjib sert bien son objectif, car il cherche avant tout le rythme et l’expressivité : ses dialogues sont dans un langage modernisé et percutant, ses traits rapides et économes, ses couleurs en aplats et sa mise en page classique. Bref, avec cet auteur, on se rend compte une fois de plus qu’il n’est pas besoin de réalisme graphique pour voyager dans l’histoire. Néjib dit avoir adopté le format du « feuilleton », reprenant ce fameux genre apparu au début du XIXe siècle, où des histoires à rebondissements, riches en drame et en émotions, paraissaient en épisodes dans les journaux. Il faut dire que le rythme est intense et le lecteur est très vite emporté dans les aventures hautes en couleurs des personnages. On peut aussi s’amuser à repérer, ça et là, les œuvres qu’il cite un grand nombre au fil du récit sous forme de clin d’œil, quand ce ne sont pas des reprises littérales.
Swan s’avère dont être un excellent roman graphique, qui transporte le lecteur dans l’effervescence du XIXe siècle et le tient en haleine tout au long des trois tomes de la série.
Swan T3 Le Déjeuner sur l’herbe. Néjib (scénario, dessin et couleurs). Gallimard BD. 200 pages. 22,90 euros
Swan T2 Le Chanteur espagnol. Néjib (scénario, dessin et couleurs). Gallimard BD. 160 pages. 20,90 euros
Swan T1 Le Buveur d’absinthe. Néjib (scénario, dessin et couleurs). Gallimard BD. 184 pages. 22 euros
Les treize premières planches :