L’art de raconter l’Espagne du XXe siècle d’Antonio Altarriba
En rendant hommage à ses parents dans deux bandes dessinées biographiques successives, L’art de voler puis L’aile brisée, Antonio Altarriba donne aussi à voir l’histoire sociale et politique de l’Espagne sur tout le XXe siècle, un siècle de bouleversements radicaux et d’une grande violence. Aujourd’hui encore, les Espagnols sont profondément divisés entre ceux qui défendent la mémoire du pouvoir franquiste, ceux qui ont décidé d’imposer l’amnésie historique comme un « oubli convenable », selon les propres mots d’Antonio Altarriba, et les sentiments ainsi que les descendants des Républicains, vaincus à l’issue d’une meurtrière guerre civile. Les deux mémoires du conflit semblent encore irréconciliables. A l’issue d’un débat organisé par l’association « 9 ème Art en Vienne », au cinéma Le Dietrich de Poitiers, Antonio Altarriba a bien voulu répondre à nos questions. Nous le remercions sincèrement de sa disponibilité.
Cases d’Histoire : Bonjour Antonio Altarriba, pouvez-vous vous présenter en quelques mots.
Antonio Altarriba : Imagier…? Imagé…? Imaginatif…? Imaginaire…?
On vous connaît en France pour les trois romans graphiques parus aux éditions Denoël Graphic : L’art de voler, Moi, assassin et L’aile brisée, mais vous êtes aussi romancier et essayiste, notamment de textes critiques sur la bande dessinée. Parlez-nous de cette activité que les non hispanophones ne connaissent pas. Des traductions de vos ouvrages sont-elles prévues ?
J’ai fait une thèse sur la BD francophone, que j’ai soutenue en 1981. Ce n’était pas simple de défendre académiquement la BD dans l’Espagne de l’époque. J’y suis resté accroché malgré tout, centré, essentiellement, sur les caractéristiques du récit en images et sur la BD européenne. Parmi mes travaux, je retiens la revue Neuróptica, que j’ai dirigée de 1982 à 1988, La España del tebeo (2001) et Tintín y el loto rosa (2007).
Bien que scénariste BD convaincu, je reste toujours romancier. Quelques romans dont je ne rougis pas encore, El filo de la luna (1993), La memoria de la nieve (2002), Maravilla en el país de las alicias (2010). Il n’y a pas de traductions envisagées pour le moment.
Quel était votre rapport à la bande dessinée avant de vous lancer dans l’écriture du scénario de L’Art de voler ? Pourquoi ne pas avoir écrit la vie de votre père sous forme de biographie purement littéraire ?
J’appartiens à une génération d’Espagnols qui a appris à lire dans les vignettes (au tournant des années 1960). Ce lien, fondamental et fondateur, a été décisif dans mon rapport à la BD. Mon séjour en France en 1973-1974 (années fertiles et innovatrices dans l’édition en cases) a réchauffé intellectuellement mon intérêt. J’ai écrit mes premiers scénarios en 1978. Quand mon père est mort dans des circonstances tragiques, raconter sa vie en BD était pour moi tout à fait naturel et magnifiquement expressif. Je n’avais rien à faire des voix qui me conseillaient de m’exprimer littérairement pour « dignifier » la figure de mon père.
Vous enseignez la littérature française à l’université du Pays basque. Avez-vous été tenté par la discipline historique ? Quel a été votre rapport à l’Histoire dans votre formation intellectuelle ?
À l’école on m’a appris l’histoire d’une Espagne « glorieuse » grâce à la tutelle providentielle de Franco. La contradiction entre le récit officiel et l’expérience personnelle m’a rendu, dès tout petit, méfiant envers l’Histoire « avec sa grande hache ». Le témoignage individuel, tout subjectif et partiel qu’il soit, s’avère, à la fin, plus vrai. Je me suis intéressé donc très tôt à l’Histoire et, surtout, aux manipulations auxquelles elle se prête. L’Histoire n’est donc pas l’espace de la vérité définitivement conquise, mais un terrain de combat qui exclut souvent les meilleurs ou les enterre dans l’oubli (qui n’est que la peine de mort historique).
Né en 1952, vous avez grandi dans l’Espagne franquiste, aviez-vous un engagement politique alors ? Aviez-vous une pleine conscience du passé récent de votre pays ?
Enfant, je vivais dans un monde de silences, de murmures, de craintes et d’interdictions qui me semblait « normal ». J’ai eu la chance de voyager en France très jeune et de voir le monde d’une autre perspective. Dès l’âge de onze ans, mon père m’envoyait passer les étés chez ses amis anarchistes. J’ai donc vécu directement les cohérences et les conséquences de l’engagement. Durant les dernières années du franquisme, j’ai participé à des mobilisations universitaires, mais je suis conscient que la transition n’est pas venue en Espagne comme conséquence des manifestations populaires mais des mouvements à d’autres niveaux.
Vous racontez la vie de vos parents, très différents l’un de l’autre, dans deux ouvrages émouvants. Nous aimerions savoir comment vous avez articulé ce que vous saviez de leurs vies et les faits historiques. Commençons par la vie de votre père, le premier chapitre concerne son enfance de 1910 à 1931 dans un village d’Aragon, avec l’épisode de “l’enclosement” des champs. Vous êtes-vous basé uniquement sur les souvenirs de votre père ou avez-vous effectué des recherches sur ce qui se passait dans les campagnes espagnoles de l’époque ?
La lutte des miséreux pour élargir leur lopin de terre est traditionnelle dans le monde rural. Cette cupidité pour gagner un sillon de labour est à la base d’inimitiés qui se prolongent d’une génération à l’autre et qui se soldent, parfois, de façon violente. L’éclatement de la famille de mon père est une conséquence de ces ambitions. Mon père et mes oncles ne se sont plus rencontrés après l’exclusion de mon père de l’héritage familial. “L’enclosement” est exagéré dans le livre pour donner une dimension symbolique à cette situation. Mon père m’a raconté l’histoire d’un oncle qui a construit des murs très hauts, avec des verres coupants, pour protéger sa “propriété”. J’utilise l’exemple et je lui donne un caractère général pour expliquer la société agricole en Espagne dans les années 1920 et pour rendre compte de la violence que l’inégalité génère.
Le deuxième chapitre commence en 1931 à la proclamation de la République, l’épisode dans lequel votre père crie “A bas les murs !” est-il authentique ?
Non. Je sais que mon père arrive à Saragosse en 1931, dans des dates proches de la proclamation de la IIe République. L’effervescence politique de ces années emporte mon père et c’est alors que commencent ses sympathies pour l’anarchisme. Je ne peux donc pas assurer qu’il lance le cri « à bas les murs ! ». Il se dégage de sa trajectoire et de la logique du récit. Il y a aussi des connotations idéologiques très riches. Les murs deviennent, davantage que les limites de la propriété, le symbole de toute interdiction et la volonté d’un dépassement, sans doute déjà d’un envol.
De la page 40 à la page 72 de L’Art de voler, vous racontez comment votre père a vécu la guerre civile, vous basez-vous uniquement sur ses souvenirs ou les avez-vous complétés par des recherches sur le sujet ?
Mon père racontait ses péripéties dans le désordre et sans contexte. C’était une expérience de vie, pas une chronique. Quand il a écrit, il a fait un effort pour apporter des noms, des lieux, des dates… Cependant j’ai dû, effectivement, intégrer cette mémoire personnelle dans le cadre historique. Mais ce n’étaient pas de recherches à proprement parler mais des consultations de différentes sources.
Pareillement de la page 72 à la page 122, vous relatez son séjour en France, du camp de Saint-Cyprien à la Résistance et de la Libération à son retour en Espagne, depuis Marseille. Avez-vous recoupé les informations recueillies, notamment sur le camp de prisonniers près de Limoges ou la présence de son camarade dans le maquis de Georges Guingouin ?
C’est la partie la moins documentée du récit. Mon père parlait moins de ces épisodes. Le cantonnement à Limoges et le bombardement providentiel qui a permis son évasion était évoqué comme l’intervention du hasard qui peut changer un destin. Quant à sa collaboration avec la Résistance, il en parlait peu et jamais avec enthousiasme. Je sentais que son implication était moins forte que dans la guerre civile. J’ai développé quelques allusions ponctuelles de mon père pour construire l’épisode, mais je ne suis pas allé enquêter.
Les derniers chapitres concernent la vie de votre père en Espagne de 1949 à sa mort. Le récit se fait plus intimiste. Votre père abandonne ses idéaux de jeunesse pour pouvoir vivre dans son pays natal. Les rêves dessinés pages 134-135 et 158-159 sont-ils inventés ? Avez-vous enquêté sur les dérives clientélistes du pouvoir franquiste pour évoquer les affaires de Doroteo ?
Il ne s’agit pas de rêves mais plutôt de métaphores visuelles. Je les utilise pour rendre compte des états d’âme complexes, conséquences de décisions qui placent mon père dans des positions contradictoires. Comment accepter l’omniprésente symbolique franquiste après l’avoir combattue si rudement ? Comment devenir patron, préoccupé par les bénéfices, après avoir été anarchiste ? Les mots manquent quand le discours risque de devenir justificatif ou trop abstrait. L’image donne la possibilité de créer des allégories visuelles, ambiguës peut-être, mais chargées de suggestions.
A travers la vie de votre père, vous racontez une grande partie de l’histoire mouvementée de l’Espagne au XXe siècle. Pensez-vous que les différentes mémoires de ce siècle qui coexistent encore aujourd’hui en Espagne peuvent se fondre en une mémoire commune ?
Non, c’est impossible. La droite espagnole, l’Église et une bonne partie des médias ont décidé d’imposer l’amnésie historique. C’est la continuité, par d’autres moyens, des 40 ans de victoire du franquisme. Après le silence obligatoire, l’oubli convenable. Il y a une mauvaise volonté évidente de la part du Parti Populaire, dans l’ignorance de la loi de mémoire historique. C’est grave et triste. Parce que maintenant, ce ne sont plus les idées des républicains qui sont combattues, mais les sentiments de leurs descendants.
Quelques années après L’Art de voler, vous vous faites le biographe de votre mère dans L’Aile brisée, ouvrage étonnant, véritable hommage posthume à celle dont vous découvrez, par d’autres, des pans entiers de la vie. Quelles ont été vos principales sources en tant que biographe ? L’origine de son prénom, Petra (pierre), est-elle celle que vous narrez ? Avez-vous inventé certains épisodes pour la fluidité du récit ?
Pour les deux derniers chapitres, la chronique familiale et ma propre existence comme témoin ont suffi. Le deuxième chapitre, au service du général Sánchez González, a requis une importante recherche historique. Dans le récit de ma mère, il n’y avait qu’une allusion, fugace mais insistante, à son antipathie pour Franco. C’est en fouillant dans la documentation existante que j’ai découvert son rôle de conspirateur monarchiste et les différentes versions de sa mort. C’est le premier chapitre (enfance et jeunesse de ma mère dans son village) qui m’a posé plus de problèmes. Je suis parti de quelques faits, transmis surtout par mon oncle Lorenzo, pour la structure de base, mais après j’ai été obligé à faire des déductions ou des reconstructions vraisemblables. Par exemple pour le nom de ma mère. Je sais que mon grand-père a essayé de la tuer en écrasant sa tête avec une pierre. Je sais également que mes deux oncles et ma tante avaient des prénoms en rapport avec le monde végétal et la floraison. Pour quoi appeler ma mère Petra ? J’y ai vu une dimension symbolique que j’ai développé jusqu’à la vignette finale (enterrée sous la pierre).
Votre grand-père jouait les pièces de théâtre qu’il écrivait. Était-ce courant dans l’Espagne des années 1920 -1930 ?
Oui. La tradition de compagnies théâtrales ambulantes est très importante en Espagne (comme en France d’ailleurs). En Espagne, cette tradition s’est prolongée jusqu’aux années 50 parce que le cinéma a mis longtemps à arriver dans les petits villages. La Barraca, la compagnie théâtrale de García Lorca qui tournait également dans les villages, était contemporaine de celle de mon grand-père. Pour une bonne partie de la population espagnole, c’était le seul lien avec la culture. Il y avait donc beaucoup de compagnies, souvent formées par les membres d’une même famille qui se chargeaient de tout, de l’écriture des textes jusqu’à la création des décors.
Votre mère n’a pas été à l’école primaire. Était-ce la règle pour les filles à l’époque ou une exception ?
C’était la règle. Le taux d’analphabétisme était très élevé à l’époque, surtout dans le monde rural. Le pourcentage de femmes analphabètes était le double de celui des hommes. Finalement, on pensait qu’elles n’avaient rien à faire de l’instruction puisque destinées à la procréation et aux tâches ménagères.
Les épisodes de la guerre civile relatés dans la bande dessinée viennent-ils de témoins directs qui vivaient alors dans le village ?
La guerre occupait le centre de l’argument dans L’art de voler. Elle n’occupe que 26 pages de L’Aile brisée, mais l’événement détermine la vie, même la mort, de mon père. Par contre, pas une seule scène du front dans L’aile brisée. De cette manière, je restais fidèle aux événements (ma mère n’a pas souffert des conséquences directes de la guerre) et en même temps, j’expliquais la position de ma mère et des Espagnols qui sont restés en marge des batailles et des enjeux politiques.
Il n’y a que l’irruption du groupe de phalangistes qui arrivent pour éliminer les quelques « rouges » du village. Ce n’est pas ma mère qui racontait la scène et sa défense de mon grand-père. C’était mon oncle Lorenzo (il avait dû connaître l’histoire par ma mère ou à travers quelqu’un d’autre) qui la racontait en riant de la perplexité des phalangistes et louant le courage de ma mère. Elle ne disait rien, mais souriait.
Votre mère a servi de 1942 à 1950 dans la maison du général Juan Bautista Sánchez González. Vous présentez le capitaine général de Catalogne comme un opposant monarchiste à la dictature de Franco. Comment avez-vous articulé souvenirs familiaux et réalité historique dans ce chapitre ? La venue du prince héritier à un dîner est-elle avérée ? Est-ce que la version que vous présentez de la mort du général est celle couramment admise en Espagne aujourd’hui ?
J’ai répondu un peu plus haut à la première partie de la question. Il est évident que ma mère n’était pas au courant du contenu et du caractère complotiste des réunions du général. Je me sers d’elle pour entrer dans les salles et les bureaux où les événements se sont produits. Ma mère m’ouvre la porte (de service, bien sûr) pour entrer dans la grande Histoire.
Le dîner avec Juan Carlos quand il avait 18 ans et venait d’entrer à l’Académie militaire de Saragosse est avéré. Il paraît même que c’est l’événement qui décide Franco à éliminer Sánchez González. Franco était au courant des mouvements de Sánchez González et il laissait faire. Cette réunion semble avoir dépassé les limites autorisées, parce que Sánchez González meurt quelques mois après. Je ne suis pas sûr que ma mère ait servi ce dîner, mais je sais qu’elle est allée deux fois à Barcelone sollicité par le général. Alors, pourquoi pas ?
Les références à la mort de Sánchez González ne sont pas nombreuses en Espagne. C’est une affaire oubliée et enterrée. Les quelques spécialistes qui en parlent le font toujours avec des titres tels que « la mort mystérieuse de Sánchez González » ou « une mort sous soupçons ». Après avoir lu plusieurs reconstructions des derniers moments du général, il ne me reste qu’un seul doute. Je ne suis pas sûr du nom de l’assassin ; Muñoz Grandes ou Ríos Capapé. La figure de Muñoz Grandes me semblait plus attirante et il n’est pas à un crime près.
L’aile brisée peut être présentée comme une histoire politique de l’Espagne d’un point de vue féminin et populaire. Qu’en pensez-vous ? Dans votre jeunesse avez-vous ressenti aussi profondément qu’il est conté dans le livre, le machisme ambiant dans lequel votre mère a toujours vécu ?
C’est tout à fait ça. Évidemment, étant un enfant et habitué à ce type de comportements, ma perception du machisme était atténuée. Mais c’était tellement fort, parfois brutal, qu’il était difficile de ne pas s’en rendre compte. Ma mère commentait avec mon père la violence, les marques de coups reçus par d’autres femmes. Toute dramatique que la situation de ma mère puisse paraître, il y a eu des femmes qui ont souffert beaucoup plus. Et elles n’avaient aucune possibilité de fuite, refuge, dénonciation ou demande d’aide. Le divorce n’existait pas et l’Église faisait doctrine de l’attitude soumise et résignée.
Après la parenthèse de Moi, Assassin, variation littéraire et graphique sur l’essai de Thomas de Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, quels sont vos projets en bande dessinée ?
Le musée du Prado a été sensible aux réflexions sur l’art qui paraissent dans Moi, assassin. N’oublions pas que le protagoniste dirige un groupe de recherche à l’Université sur la représentation de la souffrance dans la peinture occidentale (“art et cruauté”). Et bien, le musée du Prado nous a proposé de développer le sujet à partir de Ribera, un peintre du XVIIème siècle qui occupe une place importante dans ses collections. Ribera est le peintre par excellence de la souffrance. Il a mis en tableaux les martyres et les supplices d’un grand nombre de saints. Keko et moi travaillons donc à la réalisation d’une bande dessinée sur Ribera que le musée du Prado publiera début 2017, date coïncidant avec une exposition de l’œuvre du peintre baroque.
L’Art de voler. Antonio Altarriba (scénario). Kim (dessin). Alexandra Carrasco (traduction). Denoël Graphic. 197 pages. 23,85 €
L’Aile brisée. Antonio Altarriba (scénario). Kim (dessin). Denoël Graphic. 256 pages. 23,50 €
Moi, assassin. Antonio Altarriba (scénario). Keko (dessin). Denoël Graphic. 134 pages. 14 €
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