Le Chant des Asturies, fresque saisissante d’une insurrection ouvrière durant la Seconde République espagnole
Le dessinateur asturien Alfonso Zapico se place à hauteur d’hommes pour reconstituer à travers Le Chant des Asturies, une œuvre monumentale de 1 000 pages décomposées en quatre volumes, un épisode révolutionnaire marquant de l’histoire de l’éphémère Seconde République espagnole (1931-1939). Les deux premiers tomes plantent le décor de la lutte des mineurs dans les Asturies et poursuivent sur les combats autour d’Oviedo,
Publié à partir de 2015, La Balada del norte (titre original de la série) connaît son épilogue en Espagne en février 2023 avec la parution du quatrième volume. En avril et juin, Futuropolis propose au public francophone les deux premiers tomes, avant de publier en 2024 les deux derniers. Cette traduction française constitue une véritable aubaine, susceptible d’éclairer auprès d’un public non-spécialiste un épisode mal connu – y compris en Espagne – de l’histoire de la Seconde République. La mémoire des convulsions révolutionnaires de l’année 1934, dont l’acmé se situe dans les Asturies, a été ensevelie sous le poids de la Guerre d’Espagne (1936-1939).
La « révolution des Asturies », également appelée « révolution d’Octobre » constitue pourtant un moment déterminant de l’histoire de la Seconde République. Cette insurrection ouvrière armée met en scène des acteurs politiques que l’on retrouve durant la guerre civile, à savoir d’un côté, les forces de gauche – socialistes, communistes, anarchistes – rassemblées dans une alliance inédite et, de l’autre, le camp conservateur uni autour du gouvernement d’Alejandro Lerroux (de tendance radicale) avec le soutien de la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), force plutôt hostile à la jeune
République. Mené par les ouvriers mineurs, le soulèvement des Asturies est violemment réprimé par l’armée mandatée par le gouvernement républicain. À la tête du détachement militaire envoyé des Asturies pour protéger la République figure son futur fossoyeur : le général Francisco Franco. En 1936, après la victoire du Front populaire, les deux camps s’affrontent à nouveau, cette fois à l’échelle du pays, après l’insurrection des militaires. Le Chant des Asturies constitue de ce fait une lecture stimulante pour comprendre le contexte socio-politique à la veille de la guerre civile espagnole.
De James Joyce, l’homme de Dublin (Futuropolis, 2013) à Café Budapest (Steinkis, 2016) pour citer les titres disponibles en français, Alfonso Zapico possède une solide expérience dans le domaine de la bande dessinée historique. Avec Le Chant des Asturies, le dessinateur s’attaque cependant pour la première fois à sa terre d’origine. Située au nord-ouest de l’Espagne, les Asturies sont une région autonome assez rurale – les deux principales villes, Oviedo et Gijon, sont modestes – et un important bastion minier, qui a laissé des traces dans la géographie et dans les esprit des populations. Pour mener à bien ce travail, Alfonso Zapico a réalisé un remarquable travail de recherche documentaire et interrogé la mémoire locale, sollicitant les témoins et les descendants des travailleurs de la mine. S’il rappelle qu’il n’est pas un historien, Alfonso Zapico est en revanche un véritable passeur de mémoire : au-delà du récit de l’insurrection, Le Chant des Asturies reconstitue le quotidien des communautés qui vivent de l’exploitation de la mine, et l’auteur affirme que plusieurs passages de son récit sont issus d’échanges avec des familles de mineurs *. Le village minier imaginaire de Montecorvo constitue de ce fait, par son paysage et les mœurs de ses habitants, une synthèse des lectures et des échanges de l’auteur.
Parmi les personnages du Chant des Asturies figure Tristán, fils du marquis de Montecorvo à la santé fragile, que l’on découvre pour la première fois sur cette planche, quand il s’apprête à quitter la capitale pour rentrer dans la demeure familiale. Le Chant des Asturies concilie ainsi rigueur historique et force romanesque grâce à des personnages bien campés, pour former un récit qui se place à hauteur d’hommes – et de femmes, dont le rôle social ainsi que dans les événements révolutionnaires est souligné à juste titre. Pour ce faire, Zapico joue sur certains codes romanesques bien connus. Le Chant des Asturies met notamment en scène l’histoire d’amour impossible entre Tristán, le turbulent fils du puissant marquis de Montecorvo, propriétaire de la Compagnie Minière du Nord-Ouest, et Isolina, fille de mineur et employée de maison du marquis au caractère bien trempé. Jeune intellectuel dévoyé à la santé dégradée, Tristán quitte Madrid, où il éditait à perte les œuvres de poètes russes, pour rentrer chez son père à Montecorvo. La création d’un personnage amateur de cette littérature constitue une astuce autant qu’un hommage de Zapico, qui ponctue sa fresque historique de citations d’auteurs russes (Pouchkine, Tchekhov, entre autres), dont les œuvres en prise avec le quotidien portent un message universel.
Dans les Asturies, Tristán découvre une situation sociale particulièrement tendue en raison de l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement conservateur qui revient sur les réformes promises par la naissance de la République, de la précarité du quotidien des familles ouvrières et de la violence du travail dans la mine. À Montecorvo, le récit déploie dès lors une galerie de personnages, dont le plus emblématique est sans aucun doute Apolonio, énergique mineur, charismatique chef d’équipe, et père d’Isolina. S’il n’est pas un révolutionnaire, Apolonio bascule du côté de l’insurrection après avoir été sollicité par les militants qui préparent en secret le soulèvement, après avoir été témoin d’une série d’injustices sociales. Le portrait tout en nuances du marquis de Montecorvo, notable autoritaire en décalage total avec la réalité vécue de ses ouvriers mais en échec dans son rôle de père, constitue également un élément moteur du récit.
Dans le premier volume, Alfonso Zapico s’arrête sur les risques de la vie du mineur et l’angoisse que cela suscite chez ces hommes pourtant endurcis, ainsi que sur le sentiment de révolte suscité par l’attitude de la compagnie minière, qui ne s’enquiert guère de la sécurité et des sentiments des hommes qu’elle emploie. Une scène du deuxième chapitre est à cet égard révélatrice. Apolonio se rend au chevet du petit Manuel Diaz, l’enfant mineur d’un de ses collègues, victime dans la mine d’un grave accident qui l’a rendu aveugle. L’avocat de la compagnie minière arrive à son tour au chevet de l’enfant, pour expliquer à son père qu’en raison « des irrégularités dans l’accident », celle-ci refuse toute indemnisation (p.39-41). Le récit exprime également avec acuité la violence des rapports hiérarchiques à l’intérieur de la mine. L’altercation entre un mineur, qui demande à ce qu’on remonte la mule malade qu’il utilise tous les jours pour déplacer le charbon et auquel il est profondément attaché, et l’ingénieur responsable de la production dans le puits, s’achève par la mort de l’animal, tué à coup de masse par l’ingénieur, au grand désespoir de l’ouvrier.
Ces passages marquants, couplés à de nombreuses scènes du quotidien qui mettent en scène des familles dans leurs difficultés (mais aussi leurs joies, l’auteur ne faisant pas dans le pathos) et la camaraderie ouvrière, font tout le sel de l’album, qui comporte également plusieurs passages efficaces de contextualisation historique. Zapico met ainsi brièvement en scène José María Gil-Robles y Quiñones, leader de la CEDA, qui prononce un discours offensif devant ses troupes au moment où, en Catalogne, le gouvernement régional se révolte contre Madrid (p.180).
Le deuxième volume traite de la révolte ouvrière, et notamment des violents combats qui se déroule à Oviedo, capitale régionale prise d’assaut par les insurgés qui proclament la création d’une République des ouvriers et des paysans. Cet assaut est rendu possible par l’alliance, inédite à l’échelle nationale, des forces de gauche : les socialistes du PSOE, les communistes et les anarchistes de la Confédération nationale du Travail (CNT) dépassent leurs divergences pour combattre le gouvernement conservateur. Ils s’appuient pour ce faire sur les puissants réseaux de solidarité de la mine, que Zapico met très bien en évidence. Le soulèvement provoque une véritable guerre civile à Oviedo, dont de nombreux bâtiments sont détruits pendant les combats. La répression menée par le général Franco avec les troupes auxiliaires venues du Maghreb et connues pour leur brutalité, s’avère particulièrement sanglante. Zapico effectue une peinture romanesque et tragique de cet événement qu’il fait commenter par Tristán, lequel nourrit une véritable sympathie politique pour les insurgés et soutient – avec l’argent de son père… – le journal révolutionnaire La Noticia **.
Le récit s’avère assez équilibré : loin d’offrir un regard romantique anachronique sur la révolution, Zapico s’arrête sur les exactions de certains révolutionnaires, qui exécutent localement des prêtres (p.32-37), et sur l’impréparation de certains insurgés (p.185-187). Les personnages, qui suscitent l’empathie croissante du lecteur au fil des pages, sont pris dans le tumulte des événements, dont ils sont en partie les acteurs mais qui finit immanquablement par les dépasser. Dès lors, le tragique peut se déployer.
Dans l’incipit du premier volume, Alfonso Zapico explicite en quelques planches le contexte de l’Espagne de la Seconde République. La narration ample de l’auteur est cependant d’une grande efficacité, en témoignent les premières planches de contextualisation du premier album. Le dessin au trait rehaussé d’aquarelle, que l’on qualifiera rapidement de « semi-réaliste » dans la représentation des personnages, s’arrête volontiers sur les paysages spécifiques de la mine, sur les intérieurs des maisons – qu’elles soient bourgeoises ou ouvrières – et sur la ville d’Oviedo dans le deuxième volume. Zapico s’appuie en particulier sur des photographies d’époque pour créer ses planches. Le résultat est à la fois plaisant à l’œil et vivant : les décors ne forment jamais un fond figé, mais font partie intégrante de l’histoire.
Fresque sociale et politique de grande ampleur, Le Chant des Asturies s’appuie sur des personnages romanesques pour raconter la vie des mineurs, leurs espoirs et leurs craintes ainsi que leur tentative avortée de renverser l’ordre social. Inspiré par les classiques de la littérature russe, Alfonso Zapico redonne vie à un monde disparu, à l’heure où les mines des Asturies ferment et où les témoins disparaissent. Une œuvre monumentale à la hauteur de ses ambitions.
* : Voir l’entretien que le dessinateur a accordé à Mathias Énard sur France Culture : « La révolution des Asturies, entretien avec l’auteur Alfonso Zapico », 25 juin 2023.
** : Pour traiter du contexte politique national, Zapico a recourt à un procédé efficace : la reproduction
imaginaire de une de La Noticia, qui se lisent en basculant le livre sur la gouttière, mimant ainsi
l’ouverture du journal.
Pour aller plus loin, nous invitons les lecteurs à consulter l’article de Marie-Blanche Requejo Carrio, « La Balada del Norte de Alfonso Zapico : l’histoire d’une révolution entre texte et images, (Asturies-octobre 1934) », L’Âge d’or , 14 | 2021.
Le Chant des Asturies T1. Alfonso Zapico (scénario, dessin et couleurs). Futuropolis. 224 pages. 25 euros.
Le Chant des Asturies T2. Alfonso Zapico (scénario, dessin et couleurs). Futuropolis. 256 pages. 27 euros.
La bande annonce du tome 1 :
La bande annonce du tome 2 :