Le Jour d’avant : la catastrophe de 1974 hante à jamais les esprits des gueules noires de Liévin
Le 27 décembre 1974, dans le quartier Saint-Amé de Liévin, la fosse 3bis est le théâtre de la pire catastrophe minière de l’après-guerre en France*. Du sombre bilan humain (42 morts et 5 blessés), Sorj Chalandon avait tiré le roman** que Romain Dutter et Simon Géliot adaptent pour les éditions Steinkis. Aux mots touchants de l’écrivain, habitué à sonder les tréfonds de l’âme humaine, les auteurs ajoutent leur vision solidement étayée de ce pays du charbon, où aucune famille n’a échappé à la dure loi de la mine pendant plus de deux siècles. A l’aube du 50e anniversaire du drame, le souvenir reste suffisamment fort pour inspirer des tranches de vie.
Avant de revenir sur le devant de la scène par le biais de ce roman graphique, cette histoire avait obsédé un jeune journaliste de Libération qui aurait tant voulu enquêter sur place, Sorj Chalandon. En pleine trêve des confiseurs, Chalandon découvre, sidéré, que 42 êtres humains peuvent mourir au travail et que leur funeste sort passe assez vite par pertes et profits, puisque la cause du décès sera imputée, non à d’évidentes défaillances de sécurité, mais à la seule et bien commode fatalité***. Sa colère face à un tel déni de justice et face à la relative indifférence nationale s’avère intacte lorsqu’il décide de rendre hommage à ces sacrifiés, plus de quarante ans après les faits. Le journaliste cède alors la plume
au romancier pour raconter ce drame, qui vire au thriller social dans sa deuxième partie, avant les révélations finales qui donnent toute sa force au propos.
À travers l’histoire d’une famille dévastée par la catastrophe, le journaliste écrivain dépeint tout un peuple du bassin lensois qui, pendant dix générations, a vécu par et pour le charbon. Comme il l’écrit dans la magnifique préface de l’album, « [ses] mots serrés en bulles » trouvent en Romain Dutter un interprète fidèle pour que « grâce soit rendue aux mineurs de fond ». Quant au dessin de Simon Géliot, il a su capter la noirceur graphique des « rues noires de suie et de fierté, hantées par des hommes aux poings fermés », au cœur vaillant mais au corps brisé par les journées passées à « fouiller la terre pour éclairer le pays, chauffer les familles, […] goudronner nos routes » (page 9).
Zola l’avait compris : rendre hommage au peuple de la mine passe par une description presque chirurgicale de la vie quotidienne de ses soutiers. À quelques dizaines de kilomètres du lieu de l’action de Germinal et quasiment un siècle plus tard, il était une fois Joseph, dit Jojo, et Michel Flavent, deux frères complices, deux gamins du bassin minier rêvant de courses automobiles devant des affiches de films américains, deux fils de paysan chevauchant plein gaz leur unique mobylette pour s’arracher à la pesanteur terrestre. Après quelques mois passés comme apprenti dans un garage de Lens, l’aîné Joseph succombe à l’appel de la mine. Il ne sera pas paysan comme son père, ni un obscur petit mécano passant sa vie à « colmater une fuite d’huile » (page 9). Malgré le sombre tableau du métier brossé par son paternel, Jojo sera mineur, essentiellement par fierté. « Le charbon avait gagné, la terre était défaite » (page 16).
Pour un temps encore épargnés par la crise structurelle guettant tous les puits européens à la fin des Trente Glorieuses, le Nord et le Pas-de-Calais peuvent promettre un avenir aux jeunes qui rejoignent la Société des Mines de Lens, compagnie fondée en 1852. Pour Jojo et ses infortunés compagnons, le temps se fige quelques jours avant le Nouvel An 1975. Cet album raconte donc le coup de grisou mortel du 27 décembre 1974 mais surtout une autre déflagration, plus sourde et sans fin : celle ayant frappé le petit frère, Michel, qui ne se remettra jamais de la perte de son aîné au point de ruminer très tôt une vengeance qu’il conçoit de rendre la plus médiatique possible.
Assez vite, l’album quitte les corons, les terrils et les fosses pour devenir un récit sur la mémoire. Ni nostalgie ni bons sentiments dans les propos des uns ou des autres, juste du chagrin et de la colère. Pour Michel, Saint-Vaast-les-Mines, village de son enfance, et ses environs deviennent vite insupportables. La disparition de Joseph précipite le retour au pays de Sylwia, sa fiancée polonaise, et cause le suicide du père, ravagé par la perte de son aîné. Michel quitte alors les lieux de son calvaire mais ne parvient jamais à trouver la paix intérieure. Il noircit des cahiers entiers dans lesquels il réaffirme, à qui veut l’entendre, que son frère a été tué par la mine. Il ne tient pas plus d’une heure au procès qui, en janvier 1981, décharge les hauts responsables de la Société des Mines de Lens (page 64). Bien qu’il accepte de communier lors de l’hommage rendu aux victimes pour le 40e anniversaire de la catastrophe en 2014, en présence du premier ministre de l’époque, Manuel Valls (page 80), sa colère réclame réparation.
Puisque son frère a payé de sa vie des défaillances de sécurité, Michel planifie de tuer celui qui, à ses yeux, n’a pas assez protégé son équipe et l’a fait descendre sans précautions suffisantes. Mais quand il rencontre et devise avec Lucien Dravelle, alias « Pépé Bowette », le doute s’installe. Ce vieil homme qui crache ses poumons et se déplace en fauteuil roulant pleure « ses gars » (page 100). Lui, le porion (chef de fond, contremaître), aurait pu empêcher le drame, mais il a dû plier devant des impératifs qui le dépassaient. Malgré son remords sincère, son destin est scellé. Michel doit venger la mort de son frère. Il doit laver l’honneur de Jojo, pour clamer sa dignité aux yeux de la France entière. Et la date du passage à l’acte s’impose : le 19 mars 2015, jour de la saint-Joseph. Strangulation, arrestation, mise en examen pour tentative d’homicide (car « Pépé Bowette » a miraculeusement survécu), détention provisoire, entretiens avec juges et psychologues, procès, enfin.
De quoi souffre le plus Michel ? De la perte de son frère adoré, bien sûr, mais plus encore de l’injustice qui lui a été faite post-mortem. Parce qu’il est décédé quelques jours après les 42 morts du bilan officiel, Joseph Flavent a vu son nom biffé de tous les temps de recueillements, d’hommages et de commémorations qui suivront. Au trépas s’ajoute donc l’oubli, donc la honte. Car plus qu’ailleurs, dans
cette région frontalière ravagée par la Grande Guerre puis lourdement ponctionnée par le Reich hitlérien, le souvenir de tous les deuils endurés étaie l’Histoire donc la conscience collective. Aucun homme politique français de premier plan ne commettrait la faute, en visite officielle à proximité de Liévin, d’omettre à son programme un temps de recueillement en mémoire des 42 victimes****. En trois
siècles et 100 000 km de galeries creusées, l’exploitation de cette veine de charbon longue de 120 km et large d’1,2 km a littéralement donné vie et sens à des millions de personnes. En 2012, en inscrivant au patrimoine culturel mondial de l’Humanité les 109 sites du Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais (dont les célèbres terrils jumeaux de Loos-en-Gohelle), l’UNESCO délivre une reconnaissance culturelle à tout un peuple arc-bouté sur sa mémoire.
Tout cet album graphique, bâti sur le récit des souvenirs de Michel, confronte progressivement deux vérités. Celle de l’histoire officielle de la catastrophe fournit l’explication de l’absence de Jojo sur les documents et autres plaques commémoratives. Cette explication, Michel la connaît depuis le début. Il ne peut l’ignorer, mais il ne l’a jamais acceptée, et pour cause. À cette réalité factuelle et en dépit de la stratégie de son client qui choisit le mutisme, l’avocate de Michel va opposer un autre éclairage . Pour cela, Me Aude Boulfroy convoque à la barre les mânes de son grand-père, mineur exemplaire, épargné de son vivant de travailleur mais, comme le furent tous ses camarades, rattrapé par la mine au moment de mourir. Parce que, pour tout un peuple d’ouvriers du charbon, on ne peut vivre et mourir que de la mine. En la respectant. En priant Sainte-Barbe d’être épargné par le grisou et en faisant confiance aux syndicats pour des salaires et des conditions de labeur dignes de l’effort.
En démarrant sa « non-plaidoirie », Me Boulfroy prend la peine de rappeler à l’avocat général savoyard qu’il « vient d’une terre de montagnes, pas d’un monde de crassiers » (page 203). Il ne peut donc pas comprendre pourquoi, en dépit de la réalité dévoilée lors du procès, Michel Flavent persiste à incriminer la mine. Parce que la mine, comme les sirènes, attirent les jeunes pour mieux les dévorer.
Qu’on ait le Nord-Pas-de-Calais au cœur ou pas, qu’on ait la fibre sociale ou le respect des gens n’ignorant pas leur histoire*****, qu’on soit simplement curieux de découvrir ou redécouvrir cette quête de vérité et de justice pour le peuple des mineurs, les raisons ne manquent pas pour se laisser emporter par ce roman graphique jusqu’à son dénouement. Romain Dutter, par son découpage méticuleux et Simon Géliot, par ses choix d’ambiances monochromes traduisant si justement le déni obsessionnel du héros réalisent une adaptation des plus concluantes.
* : Le reportage télévisé faisant le récit de l’accident est visible en cliquant ici.
** : Sorj Chalandon, Le Jour d’avant, éditions Grasset, 2017, réédité au Livre de
Poche en 2018.
*** : Comme rappelé aux pages 63-64 de l’album, le dossier de la catastrophe de Liévin se solde par le jugement du tribunal correctionnel de Béthune du 23 janvier 1981. Bien que déclarées « civilement responsables », les Houillères évitent la « faute inexcusable » donc la reconnaissance de tout manquement de sécurité. Un responsable intermédiaire va jouer le rôle du lampiste en écopant d’une peine de 10000 F d’amende et de 1000 F de dommages et intérêts versés à trois syndicats.
**** : Dernier en date, le 02 février 2022, l’actuel président de la République, entretenant à cette époque le suspens sur sa candidature pour un second mandat mais bien conscient des attentes des électeurs locaux. Autre fait significatif: le site de l’office de tourisme du pays de Lens place le souvenir de la catastrophe en tête des « attractions » du lieu.
***** : Le dossier ponctuant l’album, riche de témoignages, de cartes, de photos (dont certaines du scénariste) achève de lui donner tout son crédit historique et sociologique.
Le Jour d’avant. Romain Dutter (scénario). Simon Géliot (dessin et couleurs). Steinkis. 240 pages. 26 euros.
Les dix premières planches :