Le jour de Tarowean : entre Tasmanie, Bornéo et l’Escondida, un prologue pour Corto Maltese
Le marin le plus célèbre du 9e art était entré sans gloire dans sa propre légende. Avec l’audace qui sied au héros d’Hugo Pratt, Juan Diaz Canalès et Rubén Pellejero ont imaginé les mois ayant précédé ce 1er novembre 1913, qui voit le capitaine Raspoutine recueillir à son bord son meilleur ennemi Corto, au large des Iles Salomon*. Se plaçant sous les auspices du maître italien, les auteurs ont élaboré avec Le Jour de Tarowean une sorte de tome 0, en ayant à cœur de respecter l’esprit d’une série mythique et le cahier des charges imposé par La Ballade de la mer salée.
On imagine sans peine comment Diaz Canalès a dû bâtir son scénario : à rebours. Il s’agissait, pour finir, de balancer Corto Maltese par-dessus bord quelque part à l’ouest des Îles Salomon tout en faisant voguer Raspoutine sur un navire croisant dans le secteur à l’orée de novembre 1913. À l’aube du premier conflit mondial, ces deux marins ne sont pas les seuls à naviguer dans cette mer à l’Est de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Trois puissances coloniales européennes et une américaine se disputent la suprématie sur cette zone. Grossièrement, les Pays-Bas, présents depuis l’installation de la Compagnie des Indes au XVIIe s, sont les maîtres de l’Indonésie actuelle. Sur la partie nord-orientale de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et sur les îles au Nord et au Nord-Est (Caroline, Marshall) s’est constitué l’Empire allemand du Pacifique. Enserrant toutes ces possessions au Sud (Sud-Est de la Papouasie, Australie) et au Nord-Ouest (Malaisie, notamment la pointe septentrionale de Bornéo), la puissance britannique peut encore revendiquer, pour un temps, l’hégémonie. Au Nord enfin, on oublie souvent que les Philippines sont passées sous contrôle des États-Unis depuis 1898**.
Point de départ de cet album, le célèbre pénitencier de Port-Arthur, au large de Hobart, capitale de la Tasmanie, se situe indiscutablement en zone britannique. Mais c’est un autre territoire ex-britannique, qui constitue l’un des trois pôles géographiques avérés de cette aventure : le royaume de Sarawak, capitale Kuching, armoiries bien en vue page 19. Aujourd’hui simple province malaise au sud du Sultanat de Brunei, il est, à l’époque, un petit état souverain depuis que le dénommé John Brooke reçut, en 1841, le droit de porter le titre de raja (seigneur). Par extensions successives, ce royaume atteint une superficie respectable (125000 km², l’équivalent de la Bulgarie) et doit son développement à l’exploitation d’une ressource prometteuse, la gutta percha, la gomme permettant dans un premier temps d’enrober les câbles en cuivre, puis les câbles télégraphiques sous-marins avant l’essor de l’industrie du pneumatique. Comme à l’accoutumée dans les empires coloniaux, la main d’œuvre issue de la tribu autochtone des Dayaks extrayant la gomme des hévéas est on ne peut plus exploitée et au bord de la révolte dans Le Jour de Tarowean. Bien qu’échappant de peu à la mort après leur avoir rendu visite, Corto Maltese saisit l’occasion pour leur donner raison contre l’arrogance de certains colons (page 20). Un peu plus tard, il se dit « intrigué de voir l’aigle allemand survoler l’Escondida » (page 48) puis justifie son humeur par une prudente neutralité au sujet de l’impérialisme (« Je ne veux prendre parti pour aucun empire », page 50). Si cette posture assouvit parfaitement l’insatiable goût de « Ras » pour les affaires, Corto exprime ici plutôt son éternel penchant pour la liberté, donc son refus du colonialisme. Pour autant, une autre opinion exprimée par le savant Waterhouse, qui dirige une expédition scientifique en Tasmanie, sonne comme un anachronisme (page 19) : il est peu probable qu’en 1913, quiconque ait pu vilipender « l’exploitation incontrôlée des ressources naturelles [… contribuant] à la déforestation et à l’extinction de nombreuses espèces animales ». Cette diatribe très écologiste n’était peut-être pas indispensable. L’irruption d’un peuple indigène est une constante dans les récits de Pratt, et sert ici de prétexte à faire entrer en scène un autre personnage exotique, une jeune fille hollandaise rousse invalide en qui les Dayaks ont reconnu la sirène Ratu Kidul, figure mythique de la religion traditionnelle javanaise. Auteur malgré lui de la rencontre entre le prince déchu Calaboose/Hauki et la déesse de la mer Ratu, Corto se réjouit de leur coup de foudre. Attaché sur son radeau de fortune, cet incorrigible romantique veut croire qu’une tempête naîtra de l’énergie créée par leur amour fusionnel.
Pour conférer le rythme et la cohérence nécessaires aux tribulations de leur Corto, les auteurs ont aussi travaillé sur la genèse de l’Escondida en tant que repaire de piraterie. Après une séquence digne des grands règlements de compte mafieux, le mystérieux Moine n’a aucune réticence à inviter la Marine impériale allemande sur son île (page 48). De toutes les puissances coloniales croisant dans le secteur, il s’agit de celle qui se montre la plus encline à toutes les combinaisons navales et commerciales pour renforcer sa présence dans les mers du Sud. La rencontre avec l’amiral Von Speeke (inspiré par l’authentique Von Spee mort en 1914) qui se produira dans la Ballade de la mer salée est ainsi ordonnée par le Moine (page 50).
Fidèles à l’amour de Pratt pour les digressions à base de personnages excentriques, Diaz Canales a trouvé la perle germanique rare en la personne d’August Engelhardt. La courte séquence n’a beau être qu’une parenthèse (entre les pages 43 et 47), elle jette un éclairage sur cet authentique cocophage qui pense que Raspoutine vient pour devenir son agent commercial. Si cet illuminé désire bien vendre son huile de coprah à des acheteurs européens, il ne se doute pas que l’essor de la production de noix de coco en Océanie n’a qu’une explication peu alimentaire : le coprah entre dans la composition de la nitroglycérine, composant essentiel de la dynamite.
Pour le reste, cet album qui raconte surtout la conspiration d’une épouse pour chasser l’héritier légitime d’une île en jouant sur des peurs ancestrales et des manigances tacticiennes se laisse lire sans déplaisir. Le défi de l’hommage « à la manière de » est relevé. Alors que le contexte géopolitique tient une place prépondérante dans l’intrigue de la Ballade, il ne pèse pas énormément dans cette aventure lui servant de rampe de lancement. Seule la présence allemande est évoquée, mais ses motivations stratégiques restent floues. Les fans de l’alter ego d’Hugo Pratt retrouveront leurs repères habituels : des femmes envoûtantes, des tribus tantôt asservies, tantôt rebelles, des créatures fantastiques et des rituels magiques. Ils salueront l’habileté de Diaz Canales pour justifier à rebours les impensés de La Ballade. D’autres, les gardiens du temple, lèveront les yeux au ciel pour y contempler les éternelles mouettes en pensant que le silence des mers qui précédait l’entrée en scène de leur héros favori était déjà « cortomaltesque ».
* : La Ballade de la mer salée (en italien Una ballata del mare salato), la première aventure de Corto Maltese écrite et dessinée par Hugo Pratt, a d’abord été publiée entre juillet 1967 et février 1969 dans un mensuel italien avant de faire l’objet d’une traduction en français puis d’une publication sous la forme d’un album chez Casterman en 1975. Primé au festival d’Angoulême en 1976 (prix de la meilleur œuvre réaliste étrangère), il passe aux yeux de nombreux critiques et amoureux du 9e art comme le premier roman en BD. C’est à la planche 5, dans la longue vue de Raspoutine, qu’apparaît un naufragé en fâcheuse posture, probablement victime d’une mutinerie sur son navire.
** : Cette conquête a fait l’objet récemment d’un album, La Honte et l’oubli, de Gregorio Muro Harriet et Alex Macho, paru aux éditions Glénat, chroniqué sur Cases d’Histoire.
*** : Cet homme naît en 1870 à Nuremberg et se signale vite par son excentricité. Végétarien, adepte du nudisme, il quitte l’Europe en 1902 et, grâce à un héritage, achète l’île de Kabakon, dans l’archipel Bismarck. Dans ce laboratoire à ciel ouvert, il devient exclusivement cocophage et parvient à convertir les autochtones à sa philosophie alimentaire. Fondateur de la secte de l’Ordre du Soleil, il envisage bientôt de débarrasser le monde de tous les dégénérés, à savoir les carnivores. Il meurt en 1919 sans avoir jamais dérogé à ses préceptes. Sa vie a inspiré le roman récent de Christian Kracht, Imperium (2012 – 2017 pour la version française – Phébus, 189 p.)
Corto Maltese T15 Le Jour de Tarowean. Juan Diaz Canalès (scénario). Rubén Pellejero (dessin). Casterman. 80 pages. 16 euros
Les 5 premières planches :