Le mystère Moulinsart éclairci ?
Moulinsart semble ne plus avoir aucun mystère. Il est indéniable que le château de Cheverny a inspiré l’architecture de la demeure du capitaine Haddock. Mais qu’en est-il du toponyme « Moulinsart » ? L’historien moderniste Fadi el Hage a mené l’enquête pour Cases d’Histoire et les découvertes sur le monument historique qui abrite le capitaine Haddock, Tintin, Nestor et le professeur Tournesol portent un regard neuf, en remettant en cause bien des certitudes.
Tout le monde connaît le château de Moulinsart, tonnerre de Brest ! Son propriétaire et ses locataires plus ou moins permanents sont connus de tous les enfants de 7 à 77 ans et au-delà ! Le monde de Tintin ressemble beaucoup à un texte ou à un imagier à clés. On ne compte plus les tintinologues (tintinophiles ou détracteurs de mauvais aloi) cherchant telle référence psychologique, picturale, géographique ou historique. Moulinsart n’aurait-il donc plus aucun mystère ? Pas si sûr. Si le château de Cheverny a inspiré l’architecture de la demeure du capitaine Haddock, qu’en est-il du toponyme « Moulinsart » ?
Il est d’usage de le lier au hameau de Sart-Moulin, situé dans la commune de Braine l’Alleud, dans le Brabant wallon, à moins de 20 km de Bruxelles (1). Sart-Moulin a sa gare, qui trouve son écho dans Les 7 boules de cristal, lorsque Tintin descend à la gare de Moulinsart (2).
La ressemblance avec ladite gare, aujourd’hui désaffectée, paraît une preuve supplémentaire car Hergé rendait visite à José De Launoit, dessinateur au journal Le Vingtième siècle (dont Le Petit Vingtième était le supplément), chez ses parents à Sart-Moulin (3).
Pourtant, à y regarder de plus près, la genèse de Moulinsart paraît bien plus complexe. Si Le Secret de la Licorne ne nous donne aucune indication précise, il n’en est pas de même du Trésor de Rackham le Rouge. Ce diptyque constitue l’un des chefs-d’œuvre de rigueur d’Hergé. Déçu par le graphisme de L’Aurore dans L’Étoile mystérieuse, il voulut se rattraper avec la Licorne, tout en donnant une précision factuelle au monde semi-imaginaire mis en scène. Éloignée de l’actualité par la force des choses, l’histoire du chevalier François de Hadoque sous le règne de Louis XIV donne une ampleur historique inédite à l’œuvre d’Hergé.
Rappelons les faits. En 1698, le chevalier de Hadoque revient de Saint-Domingue. La date ne peut avoir été prise au hasard. La paix de Ryswick est signée à la fin de l’année précédente (20 septembre 1697), concluant la guerre de la Ligue d’Augsbourg (connue aussi sous le nom de « guerre de Neuf ans »). Outremer, la France, l’Espagne et l’Angleterre sont les seules puissances à pouvoir s’affronter. Nous pouvons imaginer que Hadoque a combattu pour perturber le commerce espagnol (l’île de Saint-Domingue est disputée entre la France et l’Espagne) et qu’il revient en France une fois la nouvelle de la paix parvenue aux Antilles.
Le pirate anglais (peu étonnant en 1943, au moment où Hergé réalise l’épisode) symbolise l’Angleterre qui ne respecte pas les traités conclus, illustrant ainsi leur application à deux vitesses entre le continent européen et les colonies. Le contexte de la Seconde Guerre mondiale pourrait suggérer une énième perfidie de la part d’Albion, dans une forte atmosphère d’anglophobie renforcée par l’occupation et la propagande allemandes.
Après avoir sabordé la Licorne, Hadoque vit « pendant deux ans » sur une île, manquant ainsi la possibilité de se distinguer durant la guerre de Succession d’Espagne. Il n’y a plus de place pour lui, la marine régulière ayant marqué le pas après la bataille de Malaga (24 août 1704) au profit de corsaires comme Duguay-Trouin. Est-ce pour compenser cette mise de côté que le chevalier choisit de conserver le trésor de Rackham le Rouge (4) ?
Hadoque n’a pas d’autre choix que de se retirer dans son château, octroyé par lettres-patentes, datées du 15 juillet 1684, comme on peut le deviner sur les fragments de parchemin présentés dans Le Trésor de Rackham le Rouge. C’est là qu’il faut s’interroger : le château de Moulinsart se situe-t-il à Braine-l’Alleud ?
Logiquement, Louis XIV aurait fait don au chevalier de Hadoque d’un château dans les limites territoriales du royaume de France. Avec les 350 enclaves à l’époque du traité des Pyrénées (1659) évoquées par Daniel Nordman dans Les Lieux de Mémoire (5), il y a bien la possibilité pour Hergé de placer Moulinsart dans l’une d’entre elles. Barbençon, Philippeville et Mariembourg restent proches de la frontière française. Sart-Moulin n’est pas une enclave. Braine l’Alleud et ses environs sont annexés par la France seulement en 1792. Des fluctuations frontalières ont lieu régulièrement aux XVIIe et XVIIIe siècles, parfois pour des chemins ou des bois, voire pour quelques villages, ainsi, durant la période s’écoulant entre le traité des Pyrénées et la guerre de Dévolution (1667-1668), entre Givet et Philippeville. L’attribution de seigneuries est également un moyen d’essayer d’annexer certains territoires en intégrant des serviteurs de l’État afin d’asseoir une noblesse terrienne fidèle au roi de France. François Ier et Henri II ont tenté l’expérience en Piémont durant les guerres d’Italie. Pourquoi Louis XIV n’aurait-il pas fait de même ? N’a-t-il pas attribué à Conrad de Rosen (Livonien entré au service de la France en 1651 et fait maréchal en 1703) le château de Bollwiller, situé en Alsace, province définitivement reconnue française suite au traité de Ryswick ? Le chevalier de Hadoque aurait pu avoir été récompensé comme Rosen. Serge Tisseron avance l’idée que l’ancêtre du capitaine a été un bâtard de noble voire un bâtard louis-quatorzien non légitimé (6). Le titre de chevalier était en effet souvent attribué à des bâtards d’origine noble. Cette hypothèse est séduisante. A fortiori s’il faut éloigner un tel personnage de l’œil du cyclone de la Cour, au moment où Louis XIV se tourne vers la religion au contact de Madame de Maintenon, épousée secrètement entre 1683 et 1684, et au moment où Moulinsart est donné à Hadoque.
L’année 1684 n’est vraiment pas un choix anodin de la part d’Hergé. Il s’agit de la dernière année de la guerre des Réunions, achevée par le siège de Luxembourg, mais également marquée l’année précédente par la prise de places des Pays-Bas espagnols (soit la Belgique actuelle) comme Courtrai. Dans la fiction historique d’Hergé, Moulinsart aurait pu avoir été occupée lors de la guerre des Réunions, afin d’obtenir le plus de gages avant le traité de Ratisbonne du 20 août 1684. Un mois avant, Moulinsart est donnée au chevalier de Hadoque… pour passer de nouveau sous l’autorité espagnole en 1697, pendant que le chevalier sert en mer, aux Amériques. À son retour en 1700, le chevalier retrouve son château, assujetti de nouveau au souverain espagnol, alors qu’un changement dynastique s’est opéré. En effet, Charles II meurt, les Habsbourg d’Espagne s’éteignant avec lui. Dans son testament, il désigne comme successeur Philippe d’Anjou, petit-fils cadet de Louis XIV. Aussi le chevalier de Hadoque possède un château toujours assujetti à l’autorité d’un Bourbon. Comme de nombreux seigneurs français qui partent servir Philippe V (on parle alors de « double couronne » franco-espagnole), il n’a aucune raison de ne pas reconnaître ce nouveau maître. En 1714, en tant que seigneur de Moulinsart, il est devenu officiellement sujet de l’empereur Charles VI de Habsbourg, les Pays-Bas espagnols ayant été entièrement perdus en 1708 après la défaite d’Audenarde, les Français ayant quant à eux perdu les places de Mons et de Tournai en 1709. Trop âgé pour quitter ses terres (extrêmement précieuses pour un bâtard qui jouit d’une position sociale), vivant dans un contexte où le sentiment national est fort embryonnaire, le chevalier de Hadoque se résigne à mourir sujet de l’Empereur.
Moulinsart se trouve sûrement à la frontière, tout près de la France… et c’est là que nous pourrions trouver le « vrai » Moulinsart.
Le 11 septembre 1709 a lieu la célèbre bataille de Malplaquet, qui oppose les Français de Villars et Boufflers aux Anglo-Hollandais et Impériaux d’Eugène et Marlborough. Le combat se déroule du côté de Taisnières-sur-Hon, dans l’actuel département du Nord, mais Eugène et Marlborough se sont positionnés du côté du bois de Sars (ou Sart), parfois mentionné pour désigner la bataille. Dans son Histoire du règne de Louis XIV (1717), Henri-Philippe de Limiers évoque la position des deux généraux anglais et impérial du côté du « moulin de Sart », situé sur la commune belge de Sars-la-Bruyère, face à Taisnières-sur-Hon (7).
Située à environ 15 km de Mons (prise par Eugène et Marlborough quelques jours après leur victoire à la Pyrrhus), Sars-la-Bruyère possède un château, attesté dès le Moyen Âge et reconstruit aux XVIIIe et XIXe siècles (8), donc du temps de l’existence fictive du chevalier de Hadoque. Situé non loin du royaume de France, il a fort bien pu servir d’inspiration géohistorique à Hergé. Hypothèse d’autant plus plausible qu’au début des 7 boules de cristal, le professeur Tournesol cherche dans les environs de Moulinsart un tombeau mérovingien. Or, le Mérovingien Childéric, père de Clovis, a été enterré en 481 à Tournai (à une cinquantaine de kilomètres de Sars-la-Bruyère), où son tombeau est découvert en 1653. Un indice supplémentaire pour attester la position du château. Non content d’être la demeure du capitaine Haddock, Moulinsart serait-il donc en outre un vestige inconnu de l’histoire de France ?
Fadi El Hage (Historien, chercheur-associé à l’IHMC, collaborateur régulier au magazine Guerres & Histoire)
(1) C’est là-bas que se trouve en réalité le champ de bataille de Waterloo.
(2) Afin d’être au plus près des idées d’Hergé dans l’immédiat de la conception des albums, nous nous sommes appuyés sur les strips parus dans le journal Le Soir en 1943 et 1944 et numérisés par le défunt passionné Daniel Bellier à titre historique (http://www.bellier.org).
(3) http://www.dhnet.be/archive/de-sart-moulin-a-moulinsart-il-n-y-a-qu-un-pas-51b7e4bbe4b0de6db9958e4b
(4) Pour Serge Tisseron, le chevalier aurait pu se dire que « le roi lui devait beaucoup plus » (Serge Tisseron, Tintin et le secret d’Hergé, Paris, Hors Collection, 2009, p.55-56).
(5) Daniel Nordman, « Des limites d’État aux frontières nationales », in Les Lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, Quarto, 1997, I, p.1137.
(6) Tisseron, op. cit, p.57-58.
(7) Henri-Philippe de Limiers, Histoire du règne de Louis XIV, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1717, VI, p.364.
(8) https://sarslabruyere.wordpress.com/2017/01/22/le-chateau-de-sars-la-bruyere/
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