Le peintre hors-la-loi : les affres de Lazare Bruandet, un révolté sous la Révolution
Presque tombé dans les oubliettes de l’histoire de l’Art, accroché aux cimaises de quelques musées français, Lazare Bruandet incarne pourtant le héros idéal pour Frantz Duchazeau dans son nouvel album. Après le cas de la jeunesse d’un génie, disséqué dans son Mozart à Paris* (2018), l’auteur tient dans Le peintre hors-la-loi un spécimen d’artiste bourru, dont les pinceaux ne recherchaient que le plaisir immédiat, sans quête de postérité. Dans le contexte pesant d’une France déchirée (1793), comment Bruandet peut-il assumer son goût pour les sujets en forêt, loin du fracas révolutionnaire ? À travers le portrait de cet écorché vif, Duchazeau esquisse une réflexion plus générale sur la condition de l’artiste qui n’échappe ni à son statut dans la société ni à sa condition d’homme.
Frantz Duchazeau l’admet volontiers : il est venu à Bruandet presque par hasard**. Il lui tenait simplement à cœur d’exhumer un artiste authentique et suffisamment méconnu pour greffer son scénario de fiction sur un socle historique crédible. Très épris des peintres commodément rangés dans l’école dite « de Barbizon » (Corot et Millet entre autres), il a cependant choisi de remonter un peu plus loin encore, jusque dans le vivier de leurs précurseurs, pour dénicher son héros. Il est probable que la Notice sur Lazare Bruandet, peintre de l’École Française, 1753-1803, publiée par l’homme de lettres et critique d’art Charles Asselineau en 1855, lui ait fourni matière à esquisse pour son personnage***. Dans cet opuscule rédigé comme un plaidoyer pour que soient reconnus à leur juste valeur l’œuvre donc le talent de Bruandet, les traits essentiels à la fabrication du Peintre hors-la-loi apparaissent. Il y est bien décrit comme « boiteux » (et interpelé comme tel, page 46), « vivant sans façon et sans souci », « [préférant] les plaisirs de l’intimité aux succès du monde », « plus habitué à vivre dans les bois qu’à la ville », « fêtant volontiers la bouteille » enfin. À partir de ces quelques éléments – amour de la Nature, humilité sincère, rejet des mondanités – et d’autres de sa fantaisie – intempérance alcoolique, épée chatouilleuse, goût du panache, inclination pour les opprimés, provocation bravache et blessure intime, Duchazeau a conçu son héros comme un cocktail hautement instable, pétri de contradictions, qui va réagir de manière imprévisible aux tensions permanentes de son quotidien.
Le contexte dans lequel Bruandet donne, au gré de son humeur, des coups de pistolet, de sabre ou de pinceau est clairement identifié. Ses mésaventures démarrent un certain 21 janvier 1793. Peu après que le couperet de la guillotine tombe sur le cou du citoyen Capet, devant une foule plutôt incrédule et quelques dessinateurs venus immortaliser l’événement, il défenestre sa femme et s’enfuit clandestinement de Paris. Grâce à la complicité de son ami Bertaux, il se met au vert dans un prieuré isolé, laissant derrière lui l’atmosphère électrique de la capitale.
L’exécution de la sentence de mort prononcée quelques jours auparavant contre le roi déchu ne résout pas, loin s’en faut, toutes les crises de la jeune république proclamée dans l’ivresse de la victoire de Valmy. En quelques pages, Duchazeau rappelle comment la crise sociale minant la société française avant 1789 n’a qu’un temps seulement été éclipsée par la vague d’espoir qui culmine lors de la Fête de la Fédération (14 juillet 1790). L’ouvrière osant dénoncer « la guerre aux riches », dispensateurs d’emplois de domestiques ou simplement consommateurs d’objets manufacturés finit lynchée sur le champ (page 10-11) : on ne badine pas avec l’Ancien Régime. Dans les villages, les tensions sont palpables : qui, des marchands accapareurs de grains ou des « révolutionnaires » de la Convention affament le plus le peuple (pages 30-31) ? La peur d’une nouvelle disette échauffe les esprits. Partout, des bandes se forment se parant du titre de milices, des monastères et des villages sont pillés, voire incendiés. En attendant la solution (utopique) du Maximum général sur les prix (mai 1793), les villageois ne voient qu’une issue : celle des armes et de l’autodéfense. Porter le bonnet phrygien orné de la cocarde (pages 23 à 26) autorise toutes les exactions, au nom d’une révolution qui perd un peu plus son âme chaque jour.
« Que faire quand le réel n’est plus à la hauteur de nos rêves ? » demande Bruandet à son ami Bertaux (page 13). Empêtré dans son tourment intérieur, notre peintre clame haut et fort ses désillusions (il les chante même, page 14****) mais procure son aide à des moines qui organisent la défense de leur abbaye (pages 39 et suivantes). Cette séquence assez surprenante, digne d’une variation sur le thème des samouraïs (ou des mercenaires) recrutés par d’inoffensifs villageois désargentés pour se débarrasser de pillards trop entreprenants se justifie très bien par ailleurs, lorsque le lecteur découvre l’autre raison de la fuite perpétuelle de Bruandet, en plus du meurtre de son épouse qui se produit le jour de l’exécution de Louis XVI.
Sobre ou l’esprit échauffé par l’eau-de-vie, lors de séances en tête-à-tête avec la Nature ou au cours de conversations avec Bertaux (seul autre peintre présent physiquement dans l’album), voire tel un Cyrano troussant ses vers en plein duel, Bruandet ne se lasse pas de fortes considérations sur l’art et les artistes. À bien y réfléchir, ces pensées tourmentent chaque artiste au moment de l’acte de créer, et font de Bruandet un héraut fort présentable pour Duchazeau.
Faut-il, pour vivre de son pinceau, s’inscrire dans un courant, assumer d’avoir des maîtres, accepter l’étiquette qui fait de vous le représentant d’une École ? Lorsqu’il explique à Bertaux son dégoût des salons et des académies, Bruandet avoue avoir été blessé dans son orgueil par ceux qui l’ont accusé de n’être qu’un « pasticheur du goût hollandais » (page 43), c’est-à-dire un peintre de paysages. De même, l’artiste peut ne pas vouloir être à la mode, sans pour autant crier à l’incompréhension de son génie par « la masse » (page 43). « Faire de l’œil au public » ou « [jouer] de la grosse caisse à l’oreille du bourgeois » (page 13) n’entre pas non plus dans l’éventail des attitudes que le Bruandet de Duchazeau s’abaisse à adopter. Dans l’album, seule la vénération pour « les Grecs anciens », ce moment de civilisation alliant maîtrise conjointe du dessin (« perfection idéale de la forme », page 37) et des lettres, trouve un écho apaisant à l’époque des Gracchus, des Brutus et des bonnets phrygiens.
Alors, comment se nourrit le peintre, de quoi est fait son squelette ? Duchazeau appelle à la rescousse quelques maîtres, à chaque fois lors de duels, comme s’il fallait ferrailler pour se faire entendre : du Grand Siècle déboule Nicolas Poussin (page 47*****, sur la genèse d’une œuvre) puis de l’époque romantique surgit Eugène Delacroix (page 63, sur les tableaux esquisses, libres et francs comme des croquis). Il y a aussi cet attrait assumé pour la Nature, comme un retour à la vraie vie sauvage puisque les hommes se rabaissent quotidiennement à d’ignobles massacres en se parant du titre de héros. Bruandet (et Duchazeau) se font alors poètes, animistes, métaphysiciens : « Je fais mon fétiche du premier caillou ou du premier tronc d’arbre » (page 29), « je vais à la nature comme le papillon à la flamme » (page 37).
« Il y a dix bonshommes dans un homme, et bien souvent ils se montrent dans le même instant », dit Bruandet à son ami Bertaux dans la nuit du prieuré où ils ont trouvé refuge (page 44). Duchazeau réussit, dans cet album très personnel, à démontrer cette assertion qu’il fait sienne volontiers. D’un citoyen déçu, esthète, justicier et adulte rongé par un lourd secret d’enfance, il a su faire un porte-parole de tous ces artistes peinant à faire entendre leur voix. Finalement, ce Bruandet là gagne autant que le vrai à être connu, quand bien même cette reconnaissance tardive s’obtiendrait loin des expositions ou des catalogues.
* : Mozart à Paris, éditions Casterman, 2018. Dans cet album, Duchazeau raconte les années parisiennes du jeune Wolgang Amadeus, époque à laquelle les turpitudes du quotidien auguraient mal le succès du plus grand génie de la musique.
** : Il s’est exprimé le 12 mars 2021 sur les ondes de France Culture à l’occasion de la parution de son album. Cet entretien est à réécouter en cliquant ici.
*** : Cette notice d’une vingtaine de pages est consultable sur le site Gallica, à cette adresse. Bruandet est également mentionné dans le dictionnaire de Paul Marmottan, L’École française de peinture (1789-1830), Paris, H. Laurens, 1886.
**** : Ce chant qu’entonne Bruandet à la gloire de l’anarchie s’intitule Les pots cassés. Un autre, dont quelques paroles sont entonnées page 48, s’intitule Le Réveil du peuple. Le dernier chant révolutionnaire, entonné par la bande que croise Bruandet à trois reprises (pages 60-61) s’intitule Chant sur le Maximum, par le citoyen Ladré, consultable ici. Petits soucis chronologiques : les deux premiers datent de 1795, le second de l’an II mais son titre présage qu’il a été composé après la loi sur le Maximum, qui date de mai 1793.
***** : « Il faut qu’un peintre commence par la disposition, puis l’ornement, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout »,1665.
Le Peintre hors-la-loi. Frantz Duchazeau (scénario et dessin). Drac (couleurs). Casterman. 96 pages. 20 euros
Les dix premières planches :