Enchère record pour Le Sceptre d’Ottokar : quand Tintin était confronté à l’Anschluss
Le 24 octobre 2015, à Paris, Sotheby’s a dispersé la collection de Jean-Arnold Schoofs. Parmi les pièces mises en vente, une double-planche du Sceptre d’Ottokar a été adjugée 1.563.000 €. Un nouveau record mondial pour une double-planche d’Hergé, même si celui enregistré par les célèbres pages de garde des albums du reporter tient toujours (avec 2.654.400 €, en mai 2014, chez Artcurial). Au-delà des chiffres, cette pièce est tirée d’un album au contexte historique particulièrement intéressant.
Le Sceptre d’Ottokar a été publié du 4 août 1938 au 10 août 1939 dans Le Petit vingtième, supplément du journal belge Le Vingtième siècle. Dans cette huitième aventure de Tintin, le célèbre reporter parvient à empêcher une tentative d’annexion de la Syldavie par la Bordurie voisine. Ce scénario fait directement écho à l’Anschluss, à savoir l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne le 12 mars 1938, soit moins de cinq mois avant la publication des premières planches du Sceptre d’Ottokar dans la presse. Ironiquement, deux autres annexions auront lieu, dans des conditions similaires, avant qu’Hergé n’apporte la touche finale à son histoire. La région des Sudètes est rattachée au IIIe Reich en septembre 1938 (tandis que le protectorat de Bohême-Moravie est créé en mars 1939), puis c’est l’Albanie qui tombe dans l’escarcelle de l’Italie en avril 1939. Le Sceptre d’Ottokar était donc, à sa sortie, parfaitement raccord avec l’actualité qui secouait alors l’Europe.
En revanche, contrairement à ce qu’il s’est passé dans la réalité, l’Anschluss imaginé par Hergé échoue. La Bordurie, un pays au régime totalitaire largement inspiré de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, est contrainte de faire machine arrière, sans pour autant abandonner définitivement ses ambitions sur la Syldavie, paisible monarchie. Ce faisant, Hergé prend clairement position en faveur de la démocratie et du règlement pacifique des conflits, dans un récit manichéen qui ne laisse que peu de doutes quant à ses propres convictions politiques. D’aucuns y voient également une analogie avec la situation de la Belgique en 1938, pays neutre coincé entre les futurs belligérants (si guerre il y a). Il est en tout cas intéressant de noter que, tout comme l’Autriche, la Tchécoslovaquie et l’Albanie dans la réalité, la Syldavie ne reçoit l’appui d’aucun pays étranger. Elle doit faire face, seule, aux troupes bordures mécanisées qui s’apprêtent à envahir son territoire. Hergé ayant encore une vision très chevaleresque de l’art de la guerre, le droit et la justice finissent par triompher dans la bande dessinée.
La double-planche qui vient d’être vendue chez Sotheby’s pour la coquette somme de 1.563.000 € (frais inclus, estimation : 600.000-800.000 €) est tirée de la première version de l’album. Il s’agit des planches 95 et 96, publiées dans Le Petit vingtième le 6 juillet 1939. Elles mettent en scène la tentative de fuite de Tintin à bord d’un avion de chasse bordure. L’appareil est abattu par la défense anti-aérienne syldave avant que le reporter n’ait eu le temps d’atterrir sur l’aérodrome de Klow. Les uniformes et équipements des militaires syldaves sont inspirés de ceux qui dotaient alors les armées allemandes, soviétiques et roumaines. L’avion, quant à lui, est un Heinkel He 118, un bombardier en piqué allemand resté au stade de prototype, après qu’il ait perdu la compétition face au Junkers Ju 87. L’armée de l’air de Bordurie, pays fasciste, ne pouvait être qu’équipée de matériel dernier cri en provenance des forces de l’Axe. Très clairement, à l’époque, ce sont les avions de combat allemands qui impressionnent le monde entier par leur modernité et leurs performances. Ce sont donc ceux-ci qu’Hergé utilise pour son récit. Dans la version en couleurs du Sceptre d’Ottokar, le Messerschmitt Bf 109 – chasseur monomoteur standard de la Luftwaffe durant la Seconde Guerre mondiale – a remplacé le Heinkel He 118.