Le Tigre des neiges, transidentité ou mystification sexuelle dans le Japon du XVIe siècle ?
Et si Uesugi Kenshin, le légendaire « Dragon de l’Echigo », également connu sous le surnom
de « Tigre des Neiges », avait été en réalité une femme ? C’est forte de cette conviction que la
mangaka Akiko Higashimura se lance sur les traces du fauve, l’une des grandes figures de la
tumultueuse période Sengoku, au XVIe siècle. À la clé de cette quête enlevée, une série
efficace en dix tomes (2018-2022) honorée à Angoulême en 2020 par le Prix Jeunes adultes.
Kagetora, « l’ombre du tigre », naît en 1530 au sein d’une maison de grands vassaux des Uesugi, qui gouvernent la froide province littorale d’Echigo, située au nord de Honshû. L’enfant montre de telles dispositions que d’aucuns voient en lui la réincarnation de la belliqueuse divinité bouddhique Bishamonten. Il gravit quatre à quatre les échelons du pouvoir, devient le pupille de son suzerain auquel il a sauvé la mise, et s’empare finalement du pouvoir, prenant du même coup la tête de son clan d’adoption.
Au cours de la décennie 1550, Kagetora, entré dans les ordres sous le nom de Kenshin sans toutefois renoncer aux affaires séculières, guerroie au sud afin de contenir les velléités conquérantes de son puissant voisin Takeda Shingen. La rivalité entre les deux hommes, jalonnée de faits d’armes et bien connue des Japonais, va entrer dans la légende. Un troisième larron, Oda Nobunaga, sort cependant vainqueur de cette première séquence des guerres de réunification de l’archipel. Ni les Takeda, ni les Uesugi ne parviennent à freiner son irrésistible ascension, d’autant que les deux augustes lignages perdent en quelques années leurs chefs charismatiques respectifs. Kenshin disparaît ainsi en 1578, sur son lieu d’aisance, vraisemblablement terrassé par un cancer de l’estomac. C’est peu dire que cette fin bien éloignée des champ de bataille a suscité pléthore de commentaires depuis un demi-millénaire. Or, durant les années 1960, voici que l’historien Tomeo Yagiri relance le débat en suggérant que le grand homme de guerre… n’en était pas un.
Des indices troublants
On prendra soin de ne pas dévoiler au lecteur les indices troublants relevés par Yagiri, lesquels constituent tout de même un faisceau qui interroge. Citons néanmoins ce portrait, réalisé du vivant de Kenshin, glabre et aux traits plutôt féminins, les douleurs abdominales qui auraient obligé l’intéressé à se retirer chaque mois, quitte à mettre un terme à une campagne militaire, ou bien encore des lettres à la graphie délicate, témoignant d’amitiés épistolaires avec de grandes dames. Fascinée par cette thèse iconoclaste, et malgré son maigre bagage historique, Akiko Higashimura met en scène sa propre enquête avec humour et auto-dérision. Invitant son lecteur désireux de s’en tenir au récit à passer son chemin, l’auteur décline ainsi dans les cases supérieures les divers arguments qui étayent cette étude de genre, principal intérêt de ce seinen aux lignes conventionnelles. L’illustratrice ne ménage pas ses efforts, et sait se montrer convaincante au gré des longues digressions historiques, parfois anecdotiques mais souvent fort à propos, auxquelles elle se livre.
Des limites à l’exercice
Mais qui trop embrasse, mal étreint, et Akiko Higashimura manque parfois de se perdre dans cette obsession à briser les conventions. Son héros en vient ainsi parfois à troquer ses attitudes de garçon manqué contre des grands airs de séductrices bien malvenus. Était-il besoin, du reste, de parer Takeda Shingen, némésis de Kenshin, de ce visage androgyne impassible, contrevenant par là-même à toute l’iconographie traditionnelle ? Il est permis d’en douter. De bonne facture au plan artistique, Le Tigre des Neiges s’en tire sans maladresse au plan artistique, même si les amoureux du virtuose Hiroshi Hirata, maître incontesté du manga historique, risquent de ne pas y trouver leur compte. Qu’importe, les éditions du Lézard Noir ont été bien inspirés de s’autoriser un nouveau pas de côté hors des thèmes de prédilection de la maison, horreur et romantisme sombre, car cette saga bien troussée se laisse dévorer, et pourraient bien communiquer à une nouvelle génération de lecteurs la passion de l’histoire japonaise. On ne saurait les en blâmer…
Le Tigre des neiges T1. Akiko Higashimura (scénario et dessin). Le Lézard noir. 256 pages. 13 euros.
Le Tigre des neiges T10. Akiko Higashimura (scénario et dessin). Le Lézard noir. 256 pages. 13 euros.