Le western en bande dessinée 3/3
Troisième et dernière partie de la conférence sur le western en bande dessinée, tenue par Pierre-Laurent Daurès, maître de conférence à Sciences Po Paris et intervenant à l’École Européenne Supérieure de l’Image, dans le cadre d’un séminaire organisé à Angoulême fin janvier dernier par le réseau Canopé et la CIBDI.
Vers la deuxième partie
Rappel du sommaire :
- Le territoire de fiction offert par le genre western.
- Les stéréotypes du western, moteurs de la fiction.
- Le rapport aux espaces naturels.
- Le héros de western, du jeune premier au vieux sage.
Le rapport aux espaces naturels
Les grands espaces caractéristiques de l’Ouest américain constituent le décor classique du western. Le décor archétypal pourrait évidemment être Monument Valley, traversée par John Wayne dans La chevauchée fantastique de John Ford (1939). Mais les grands espaces de l’Ouest américain, ce sont aussi les déserts et les plaines ; jamais la mer, évidemment, et très rarement des terres cultivées. Il s’agit donc d’espaces immenses, sauvages, et marqués par une forte présence du minéral. Ce type de décor présente un attrait fort pour un scénariste, de cinéma ou de bande dessinée, mais aussi pour le dessinateur comme pour le preneur de vue : l’immensité de l’espace sauvage représente un défi pour les dessinateurs, qui prennent un grand plaisir à choisir des cadrages spectaculaires et à restituer la beauté de ces paysages monumentaux. C’est aussi un terrain de jeu formidable pour un scénariste : ces immenses territoires paraissent vierges (ils ne le sont pas, nous le savons) et ils sont donc à explorer, voire à conquérir. Ils présentent des dangers exotiques déployés sur des grandes échelles : la chaleur extrême du désert, le feu de prairie, la charge de bisons et les Indiens, évidemment, qui dans la première époque du western ne sont considérés que par le danger qu’ils représentent. Ce décor permet aussi au scénariste de nombreux tours de passe-passe. On peut facilement rendre un personnage introuvable, ou au contraire, faire surgir un protagoniste sans préavis.
Dans le western, ce paysage est un espace qui se traverse (comme dans La chevauchée fantastique), pour aller d’un point civilisé à un autre, d’un fort de tuniques bleues à un ranch, d’une petite ville à une autre. C’est la structure classique de Lucky Luke que l’on reconnaît là : soit il arrive en ville puis repart vers le soleil couchant à la fin de l’aventure, soit l’aventure est la traversée même de l’espace sauvage.
Au tournant des années 70, le western de cinéma semble redécouvrir la nature. Les commentateurs ont ainsi réuni sous l’appellation wilderness cycle (le cycle des régions sauvages) des films tels que Un Homme nommé cheval (Elliot Silverstein 1970), Le Convoi sauvage (Richard Sarafian 1971), Little Big Man (Arthur Penn, 1970) et surtout Jeremiah Johnson (Sidney Pollack 1972). Ces films se tournent vers les colons qui s’intègrent parmi les Indiens et vers les trappeurs qui vivent au cœur de la nature au contact des Indiens. Le paysage ne se traverse plus, il est alors le lieu du récit et la nature en est un protagoniste. L’Indien n’est plus uniquement un danger, mais un personnage à part entière.
Le western de bande dessinée a aussi pris ce tournant, sous l’effet de deux autres facteurs :
- le premier est l’affirmation d’une ligne plus ouvertement anti-impérialiste dans les revues des éditions Vaillant. Créées dans l’après-guerre et liées au Parti communiste français, les éditions Vaillant multiplient les séries de western dénonçant, notamment pendant la guerre du Vietnam, les exactions commises contre les Indiens et le colonialisme américain. C’est le cas de Loup Noir, créé par Jean Ollivier et Kline en 1969 dans Pif : le personnage principal est un indien solitaire mi cheyenne mi apache. C’est aussi Capitaine Apache, de Norma et Roger Lecureux (le scénariste de Rahan), paru dans Pif à partir de 1975 : capitaine Apache est un métis de mère indienne et de père irlandais, en butte au racisme et au colonialisme américain.
- le deuxième facteur est la révolution qui a eu lieu dans la bande dessinée après mai 68. Les profonds mouvements de société des années 60 – 70 ont permis l’émergence d’une bande dessinée pour adultes s’émancipant des contraintes de la génération précédente, et notamment des standards de création dont nous avons parlé plus haut. C’est l’époque où Gotlib, Mandryka et Bretécher fondent L’Echo des Savanes, en n’oubliant pas d’imprimer sur la couverture « réservé aux adultes », slogan qui apparaîtra ensuite sur Fluide Glacial et Métal Hurlant. Dans les nouvelles publications de cette période, les auteurs se livrent à des explorations formelles sur les modes graphiques, sur les régimes narratifs, et renouvellent les contenus (utopies et science-fiction, introspection, psychologie, sexualité, politique et sujets de société). L’exaltation est ensuite un peu retombée, mais ce mouvement a contaminé la forme classique. Dans les années 70 et 80, le principe de la série survit, ainsi que le format album mais on adopte plus souvent des héros adultes dont les aventures interrogent le système de valeurs de leurs prédécesseurs. Dans le western, cela se traduira par des récits dans lesquels la conquête de l’Ouest n’est plus triomphante. Les héros se placent de l’autre côté de la civilisation en marche, dans la nature, auprès des Indiens.
- Un bon exemple de cette évolution nous est donné par Derib. Dessinateur suisse formé au studio Peyo, Derib anime la série Yakari à partir de 1973, une série très classique mais dont le héros est un petit Indien très proche des animaux. En parallèle, il crée le personnage de Buddy Longway (premier album en 1974), un trappeur directement inspiré de Jeremiah Johnson. Il vieillit et avance dans la vie, se marie avec une indienne (Chinook) qui lui donne deux enfants. Son fils Jérémie, métis, devient un personnage important, puis meurt. Avec Buddy Longway, le western de bande dessinée a inversé son rapport aux espaces naturels. C’est aussi la nature du héros lui-même qui a changé.
Le héros
Revenons au lieutenant Blueberry et intéressons-nous à ses premières aventures. Ces premiers épisodes, Fort Navajo, Tonnerre à l’ouest, L’aigle solitaire, Le cavalier perdu, sont assez proches des scénarios de western de cinéma. On a ainsi pu dire que l’album L’homme à l’étoile d’argent, paru en 1969, devait beaucoup à Rio Bravo (Howard Hawks, 1959). La scène de la bande dessinée dans laquelle un ivrogne à guitare est humilié par la bande de malfrats offre un parallélisme flagrant avec les trois personnages de Rio Bravo joués par Dean Martin, Walter Brennan et Ricky Nelson. Charlier et Giraud ne sont évidemment pas les seuls à puiser leur inspiration dans les westerns de l’âge d’or, et les héros de papier doivent beaucoup à leurs homologues de celluloïd (Tom Mix était rappelons-le un cowboy de cinéma avant d’être décliné en comic books).
Or, dans les années 50, les héros de cinéma vieillissent mais restent à l’écran : John Wayne, James Stewart, Gary Cooper, Henry Fonda, tous nés avant 1910, ne sont plus des jeunes premiers et figurent désormais des héros quinquagénaires, assagis et patinés. Les récits les mettant en scène ne sont donc plus les mêmes. Pour décrire cette époque, André Bazin emploie le terme de “surwestern” : « un western qui aurait honte de n’être que lui-même et chercherait à justifier son existence par un intérêt supplémentaire : d’ordre esthétique, sociologique, moral, psychologique, politique, érotique. ». La génération des Walsh et Ford laisse bientôt la place à des créateurs tels que Sam Peckinpah qui montre la violence de façon beaucoup plus brutale et critique. Ces années de transition vont donner naissance en Europe à la vague des western spaghetti, à partir du milieu des années 60, dont Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone (1968) constitue l’apogée.
Les héros de bande dessinée western vont progressivement intégrer cette nouvelle approche du héros, plus cynique, moins parfait, subissant souvent le récit. C’est le cas de notre lieutenant Blueberry, qui va subir au cours de sa carrière les pires avanies : dégradé, humilié, chassé de l’armée, emprisonné, pourchassé. Sa personnalité va devenir de plus en plus complexe, et il s’abandonnera parfois à ses pulsions (voir par exemple sa colère froide et son esprit de vengeance contre Kelly dans Le bout de la Piste). Il n’y a pas que Blueberry, et je voudrais évoquer ici d’autres séries.
Comanche est une série créée en 1969 par Greg et Hermann pour le Journal de Tintin dans laquelle une jeune femme aux prises avec un monde violent tente de sauver son ranch, le 6-6-6. Le véritable héros est Red Dust un cowboy au lourd passé. Comme Blueberry, il va de déboires en déboires (on sent une émulation entre les deux scénaristes), fait de la prison, et est la proie de conflits psychologiques et moraux que n’ont pas connus ses prédécesseurs, héros aux chemises impeccablement repassées. Comme l’écrit Laurent Guyon : « Les auteurs y développent une vision clairement pessimiste de la nature humaine, rendant inutiles les tentatives du héros pour fuir la violence de la société ou des individus, qui finit toujours par le rattraper ».
Jonathan Cartland, de Laurence Harlé et Michel Blanc-Dumont a été lancée en 1975. Lui aussi est un héros tourmenté. Trappeur, marié à une Indienne qu’il trouve un jour lâchement assassinée, Jonathan Cartland a une personnalité fragile et humaniste. Il doute, il a parfois peur et commet des erreurs et quelques lâchetés.
Durango de Yves Swolfs est apparu en 1981 (16 tomes aujourd’hui). C’est une série très fortement influencée par le western spaghetti, et notamment Le grand silence, de Sergio Corbucci (1968). On y retrouve d’ailleurs des personnages ayant les traits de Jean-Louis Trintignant et Klaus Kinski.
On le voit à travers les transformations de la figure du héros, le western de bande dessinée est fortement influencé par son ainé de cinéma. Aujourd’hui encore, de nombreux westerns font plus facilement référence à l’histoire du western qu’à l’Histoire tout court. Bastien Ayala, qui a créé Sept pistoleros avec David Chauvel (Delcourt, 2016) présente ainsi son livre comme un hommage à « quelques centaines de westerns italiens qui n’avaient pas connu de chapitre final ».
Nous allons arrêter ici notre parcours dans le western. On l’a vu, malgré l’immense talent de Charlier et Giraud, Blueberry n’a jamais étouffé la concurrence. Certes il s’agit d’une série qui occupe une place importante dans le western et plus largement dans la bande dessinée, mais le genre western est resté très vivace et très excitant pour les auteurs. Le western de bande dessinée s’est transformé en suivant l’histoire de la bande dessinée et la maturité croissante des lecteurs, des auteurs et donc, la sophistication de l’écriture. Il a aussi suivi l’évolution du western de cinéma, des premiers westerns de l’âge d’or, au “surwestern”, au wilderness cycle et au western spaghetti. Tous ces avatars ont trouvé leur déclinaison de papier. Et de façon sous-jacente, cette histoire du western est aussi celle de ses stéréotypes, construits, déconstruits et reconstruits en permanence, qui font finalement la véritable vie de ce genre.