Les Cinq Îles, la défaite navale qui scelle les ambitions de Philippe Auguste en Angleterre
1217. Depuis un an, Louis de France, le fils du roi Philippe Auguste, a pris pied en Angleterre. Toutefois, après sa défaite à la bataille de Lincoln, la position du futur Louis VIII est délicate. Il n’attend qu’une chose, des renforts par mer. Mais la flotte anglaise veille. C’est à assister au dénouement de cet enjeu stratégique que nous invite Les Cinq Îles, la bande dessinée de Jean–Yves Delitte et Fabio Pezzi dans la collection Les grandes batailles navales.
Début du XIIIe siècle, les Capétiens, qui ont réussi à s’emparer de la majorité des possessions continentales des Plantagenêts (sauf l’Aquitaine), commencent à se chercher un autre territoire d’expansion que le bassin parisien. Philippe II Auguste (1165-1180-1223) et son fils Louis (futur Louis VIII le lion 1187-1223-1226) regardent vers l’Angleterre, où le roi Jean doit faire face au mécontentement de ses barons. Une expédition française a lieu et Louis débarque en grande Bretagne en mai 1216. Au début, tout se passe bien. Puis un an après, les choses tournent mal. Battu à Lincoln le 20 mai 1217, Louis est en grande difficulté et des renforts venus par mer lui sont indispensables pour l’emporter. C’est là que prend place le 24 août 1217 une bataille navale décisive qui verra s’affronter les flottes anglaise et française.
Avant de voir comment les choses se déroulent dans l’album, il est bon de faire un point historique sur les principaux acteurs de ce drame, et ceci dans l’ordre de leur « apparition à l’écran » dans la bande dessinée.
Dès la page 3, nous découvrons « Eustache le moine » qui est représenté en train de massacrer des marins anglais. Quel est ce religieux, identifié dans cet opus par sa robe de bure ? Eustache Busket est le rejeton d’une famille féodale de Boulogne et en tant que cadet, il embrasse la carrière ecclésiastique. Puis à la suite de circonstances rocambolesques, il devient pirate faisant de la petite île anglo-normande de Serk son repaire. Il se vend au plus offrant, du roi d’Angleterre au roi de France. Il est connu par différents écrits médiévaux et grâce à la biographie écrite par Edouard Mousseigne, Eustache le Moine : pirate boulonnais du XIIIe siècle (La Voix du Nord, 1996). Il a déjà eu les honneurs du 9e art, dans le Journal de Tintin en 1964 et dans J2 Jeunes en 1967.
Page 5, apparaît d’abord un ecclésiastique de haut rang, tout de rouge et de violet vêtu : il s’agit du légat pontifical, le cardinal Guala Bicchieri, envoyé par le pape pour régler le conflit d’Angleterre. N’oublions pas que depuis mai 1213 et la soumission de Jean sans Terre devant les exigences d’Innocent III, l’Angleterre est considéré par la papauté comme vassale. Le légat pontifical est donc une des clés de la situation politique anglaise du moment.
Puis, il y a « Guillaume le Maréchal » premier comte de Pembroke, qui exerce la régence du royaume d’Angleterre pour le tout jeune Henri III (9 ans), fils et héritier de Jean sans Terre décédé le 19 octobre 1216. C’est Guillaume le Maréchal qui a battu les troupes françaises le 20 mai 1217 à Lincoln. Guillaume était lui aussi le cadet d’une petite famille féodale anglaise. Mais il a fait fortune dans le métier des armes, en devenant un champion incontesté dans les tournois et à la guerre. Familier de plusieurs rois Plantagenêts, il a eu la chance de faire un bon mariage, qui lui a amené un important patrimoine territorial. On connaît bien ce personnage, grâce au livre que lui a consacré en 1984 le grand historien médiéviste français Georges Duby, qui a aussi co-produit en 1987 la BD de Jean-Marie Ruffieux Guillaume le Maréchal chez Dargaud.
Et puis pages 11 et 12 apparaît le prince Louis, âgé à ce moment de 30 ans. Aussi surnommé « le lion », ce fils et héritier de Philippe II Auguste s’est déjà fait un nom en faisant « filer à l’anglaise » Jean sans Terre à la bataille de la Roche aux moines le 2 juillet 1214, peu avant la victoire de Bouvines le 27 juillet de la même année. Depuis le traité du Goulet du 22 mai 1200, Louis est marié à Blanche de Castille, petite fille d’Henri II et Aliénor d’Aquitaine, ce qui lui donne des droits sur le trône d’Angleterre. C’est le père de Louis IX (saint Louis).
Et enfin page 18, Hubert de Burgh, comte de Kent, qui est avec Guillaume le Maréchal un des soutiens du jeune Henri III. Attablé avec lui, Guillaume d’Aubigny, troisième comte d’Arundel. D’abord soutien du prince Louis, il a rejoint le camp d’Henri III après la bataille de Lincoln.
L’action de cet opus est relativement simple et suit le déroulement des événements. Les Français préparent leur flotte, que les Anglais espionnent.
Puis le 24 août 1217, la flotte française sort de Calais et prend le cap Nord-Nord-Ouest, direction la Tamise et Londres. Ce qui déclenche la sortie de la flotte anglaise, qui, grâce à une habile manœuvre, écrase celle de Philippe Auguste. Privé de ses renforts, le prince Louis signe le 11 septembre 1217 le traité de Lambeth (p.48) : il doit abandonner ses prétentions, ses partisans et quitter l’Angleterre, contre la somme de 10 000 marcs d’argent (par comparaison, la rançon de Richard Cœur de Lion en 1194 se monta à 150 000 marcs d’argent).
Ce qui est agréable dans cet album, c’est l’effort fait sur le rendu du décor. On peut par exemple apercevoir à l’arrière plan de la page 12 la Tour de Londres, commencée en 1078 par Guillaume le Conquérant.
On peut même faire une comparaison entre les installations portuaires de Calais (p.13 quais maçonnés, grue avec cage à écureuil) et celles de Sandwich (p.30 seulement un quai en planches de bois).
Par contre, peut-on voir comme un anachronisme le fait que page 41 le décor des boucliers dans la bataille navale de 1217, est iconographiquement traité comme ceux de la tapisserie de Bayeux fin du XIe siècle ?
Là où il est difficile de reconnaître la vérité historique, c’est dans la façon caricaturale dont est présenté le personnage d’Eustache le moine. Il apparaît comme très négatif : cruel, intéressé et corrompu, orgueilleux et mauvais conducteur de flotte, lâche et veule. En tous cas ici, sa fin est bien conforme à l’éthique chevaleresque : on n’accordait le droit à rançon qu’aux seigneurs féodaux, pas aux pirates même riches à qui on coupait la tête, comme le fait Guillaume d’Aubigny page 45.
Dans cet opus, le légat Guala Bicchieri semble faire partie des soutiens du Prince Louis : à la page 48, en s’adressant à lui, Guillaume le Maréchal dit : « votre prince est définitivement esseulé ». Mais ce n’est pas ce que l’Histoire nous apprend de lui. Selon les ordres de la papauté, suzeraine de l’Angleterre, le légat faisait partie du camp adverse, celui du jeune Henri III et de Guillaume le Maréchal. À tel point que deux ans après, à la mort de Guillaume le Maréchal en 1219, c’est le légat qu’il désignera comme régent (Duby, Ruffieux, Guillaume le maréchal, p.46).
Cette victoire de la flotte anglaise sonne donc le glas des ambitions capétiennes. C’est une toute autre fin de cette aventure que nous propose dans la collection Jour J, l’album 25 de Duvel et Pécau, Pilipovic, Notre Dame de Londres, 1220 : dernière joute du meilleur chevalier du monde dans la capitale anglaise du roi de France, sorti en 2016 chez Delcourt.
Les Cinq Îles. Jean-Yves Delitte (scénario). Fabio Pezzi (dessin). Céline Labriet (couleurs). Glénat / Musée de la Marine. 56 pages. 15,50 euros.
Les dix premières planches :