Les Indes fourbes : don Pablos de Ségovie réenchante le mythe de l’Eldorado au XVIIe siècle
Dans sa jeunesse, Juanjo Guarnido fut fortement impressionné par la lecture d’El Buscón, un roman picaresque publié en 1626. Quatre siècles plus tard, Alain Ayroles relève le défi de donner une suite à ce classique de la littérature espagnole. De l’étroite collaboration entre ces deux maîtres du 9e art jaillissent Les Indes fourbes, une pépite stylistique et graphique. Oyez, lecteurs, l’incroyable épopée de don Pablos de Ségovie, un gueux racontant à qui veut bien l’écouter comment lui échut, un beau jour, la carte du mythique Eldorado…
Au nombre des mythes géographiques qui font battre le cœur des archéologues et pétiller les yeux des scénaristes ont figuré pêle-mêle l’emplacement des cités de Troie et de l’Atlantide, plus tardivement, ceux du cimetière des éléphants ou de Tombouctou. Mais le plus envoûtant fut incontestablement celui de l’Eldorado, littéralement le « pays de l’or » qui prit corps dès le milieu du XVIe siècle. Dans le sillage des pionniers Colomb (Hispaniola/Haïti, 1492), Velasquez (Cuba, 1511) et Balboa (Panama, 1512), les expéditions plus ambitieuses de Cortès au Mexique (dès 1519) et de Pizarro et Almagro au Pérou (1532) rapportent en Europe suffisamment de métal précieux pour susciter la convoitise. Les récits des voyages de Francisco de Orellana et du père dominicain Gaspar de Carjaval au Pérou, racontant leur découverte du fleuve des Amazones en 1542, et du moine franciscain Marcos de Niza décrivant la conquête par Francisco Vasquez de Coronado de sept immenses cités à Cibola en juin 1540 ravivent le mythe ancien des cités d’or. Dans un royaume d’Espagne en pleine expansion, le projet d’une croissance économique et commerciale financée par un flux ininterrompu de métal précieux américain excite la cupidité de nombreux aventuriers. À la quête très chrétienne, chevaleresque et si médiévale du Graal succède celle, matérialiste, avide et si moderne de l’Eldorado.
Un siècle après les conquêtes des empires aztèque et inca, si l’Eldorado suscite encore l’espoir de sa découverte, l’Espagne vit plus sûrement du produit des mines argentifères du Potosi *. Une fois extrait et transformé en barres, l’argent est acheminé jusqu’à Cuzco, puis jusqu’à Callao d’où il voguera jusqu’à Séville à bord de galions lourdement armés. Sur cette trame de pure histoire coloniale espagnole, Ayroles a décidé de reprendre, quatre siècles plus tard, un roman là où son auteur l’avait laissé **. En 1626, en effet, Francisco de Quevedo, tout à la fois diplomate, homme d’action, poète et humaniste, contemporain de Cervantès, publie son unique roman. La mode est au picaresque, et un certain Don Quichotte paru en 1605 et 1615 en a défini la couleur. Dans son Historia de la vida del Buscón, llamado Don Pablos, ejemplo de vagabundos y espejo de tacaños, traduit en français sous le titre de El Buscón, la Vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie, souvent désigné simplement comme El Buscón, Quevedo raconte les mésaventures du gueux Pablos. Respectant les codes du roman picaresque, Ayroles laisse donc ce vaurien raconter sa triste vie tout au long de l’album.
Fils d’un barbier de Ségovie à la moralité douteuse, d’une mère aimante mais emprisonnée pour sorcellerie, neveu d’un bourreau, il est mis très jeune au service d’un hidalgo, don Diego Coronal Y Zuniga, (« parfait cavalier », « quintessence de la noblesse », « cœur magnanime », « protecteur », « loup veillant les pauvres agneaux », Les Indes fourbes, pages 57 et 59) que la Destinée remet sur sa route près des mines de Cerro Rico, bien des années plus tard. Sous couvert de montrer Pablos se livrer à toutes les roueries possibles pour subsister, Quevedo avait livré un roman baroque renvoyant en miroir à ses lecteurs une description réaliste de son temps. Deux traits cependant de ce roman ont beaucoup marqué – et forcément inspiré Ayroles : Pablos, quoiqu’il entreprenne, ne s’élèvera jamais au-dessus de sa condition de roturier (la société espagnole est peut-être encore plus figée que la société française d’Ancien régime). Alors perdu pour perdu, il prend la ferme résolution d’être le trompeur plutôt que le trompé, quitte à user et abuser de la séduction, du mensonge, de la charlatanerie, de la promesse inconsidérée et de l’escroquerie.
À cette palette prometteuse en termes de scénario, Ayroles et Guarnido ajoutent des talents plus visuels, comme ceux de la grimace, de la pantomime, de l’onomatopée, mais surtout du trompe-l’œil et du déguisement. Si Les Indes fourbes se lisent avant tout comme une prouesse narrative s’appuyant sur les fourberies de ce va-nu-pieds de Pablos, l’amateur de récits d’époque n’est jamais dépaysé. L’accroche de la couverture à la façon des grands maîtres du Siècle d’or espagnol tient toutes ses promesses. De la forêt amérindienne luxuriante où la faune bigarrée le dispute à l’écho des cascades (ah, cette lumière transperçant les frondaisons…) à l’obscurité étouffante des cachots de Cuzco , des sommets andins pris par les neiges éternelles aux entrailles infernales du Cerro Rico d’où jaillit le minerai d’argent du Potosi, des galères peuplées de pirates ou d’esclaves à l’épatante galerie de personnages croisés par Pablo : Guarnido nous régale d’une palette généreuse et goûte au plaisir d’enfiler les habits du grand Velasquez grâce à l’épatante mise en scène du prologue et de l’épilogue. Son trait si puissant s’accommode à merveille des filouteries de cette fripouille de Pablos, jusqu’à le rendre sympathique. Et que dire de la maîtrise conjointe de l’ellipse et du faux-semblant dans cette épopée ! L’esprit de l’œuvre initiale, humour inclus, s’en trouve respecté. Quand, à l’agonie, les yeux exorbités, Pablos convainc l’alguazil de Cuzco « d’écouter, d’imaginer pour voir » (page 65), le lecteur bascule, lui aussi, dans l’aventure.
Quelle riche idée que d’avoir transposé la suite des aventures de Pablos, plus Scapin que Sancho, dans ce pays où existerait une région gorgée d’or au point que le métal jaune recouvrirait tout. Sur les 145 planches de cet album hors-normes, secrètement main dans la main, le gueux Pablos et l’aède Ayroles nous tiennent en haleine et nous agrègent à la plus extraordinaire des expéditions. L’un des deux, cependant, joue un bon tour à l’autre en faisant un ultime pied-de-nez à Quevedo, engoncé dans les pesanteurs sociales de son siècle. À la lecture gourmande de cet album, le sire Armand Raynal de Maupertuis, séduit par tant de panache, aurait déclamé, à la façon de Cyrano :
Pablos de Ségovie, gueux superbe et conteur,
Vers son eldorado son fier instinct le pousse.
Il peut monts et merveilles, prends garde, ami lecteur !
Son talent hypnotise, son génie éclabousse.
* : Les mines du Cerro Rico, près de la ville de Potosi (fondée en 1545), en Bolivie actuelle, produisent de l’argent depuis l’époque précolombienne.
** : En voici les dernières lignes : « Je me décidai […] à passer aux Indes, espérant que mon sort deviendrait meilleur dans un autre monde. Mais je me trompais. Il fut encore pire, parce qu’il ne suffit pas à l’homme de se transplanter, pour que son état se bonifie ; il faut encore qu’il change de vie et de mœurs, quand elles sont dépravées, et changer est une chose presque impossible à l’homme familiarisé avec le crime, et qui s’y est endurci ». La première traduction du roman de Quevedo fut l’œuvre de Rétif de la Bretonne en 1776. Une adaptation de l’œuvre en BD existe, cf Juan Manuel Infante Moraño, éditions Anaya, août 2016, disponible seulement en castillan.
Les Indes fourbes. Ayroles (scénario). Juanjo Guarnido (dessin). Juanjo Guarnido, Hermeline Janicot-Tixier et Jean Bastide (couleurs). Delcourt. 160 pages. 34,90 euros
Les 10 premières planches :