Les invisibles, un mouvement de révolte dans la France de Louis XIV
Les éditions Futuropolis rééditent Les Invisibles, la première bande dessinée de Jean Harambat. Cet album remarquable et remarqué – il a obtenu en 2008 le prix Château de Cheverny de la bande dessinée historique – a lancé la carrière du dessinateur, qui nous a gratifié depuis d’autres récits historiques à succès (Operation Copperhead). Pour son premier livre, Jean Harambat s’est emparé d’une figure de ses Landes natales, Bernard d’Audijos, célèbre pour avoir pris la tête d’une révolte antifiscale dans le pays de Chalosse.
Membre de la petit noblesse landaise désargentée, Bernard d’Audijos s’est d’abord engagé dans les troupes royales et participe en tant qu’officier aux combats que le roi de France mène en Flandres contre les intérêts des Habsbourg d’Espagne. La signature en 1659 du traité des Pyrénées, qui met fin à des décennies de guerres, provoque la démobilisation des militaires. Habitués à un monde de violence, ces soldats doivent réintégrer le corps social dans un pays en apparence pacifié. D’Audijos est un bretteur aguerri lorsqu’il rentre dans le domaine familial pour retrouver sa mère Diane d’Audijos, femme de caractère qui conserve une fierté issue de son prestigieux lignage, ainsi que sa sœur Anne, que la famille a du mal à marier en raison de son caractère sauvage.
Au retour de son fils, Diane d’Audijos dresse le sombre tableau d’un pays de Chalosse frappé par « la violence, la misère et les exactions » (p.32) en raison de la décision royale, prise par l’intermédiaire du ministre Colbert, d’introduire la gabelle dans cette région qui était jusqu’alors exemptée de cet impôt. Cette mesure suscite des soulèvement locaux et Diane d’Audijos, au nom de la défense des intérêts de la noblesse régionale, tâche de convaincre son fils de prendre la tête de la révolte. D’abord circonspect compte tenu de la férocité des gardes qui accompagnent les gabeleurs (p.33), Bernard d’Audijos prend finalement la tête d’une petite troupe composée de paysans et d’anciens soldats, regroupés derrière le mot d’ordre « Vive le roi sans la gabelle ». Ceux-ci mènent à bien des coups contre les gabeleurs grâce à leur excellente connaissance du terrain et à une stratégie efficace de guérilla mise en place avec la complicité des habitants. Leur surnom des « Invisibles » vient d’ailleurs de leur capacité à disparaître après leurs exactions.
Le combat des « Invisibles » menés par Bernard d’Audijos entre 1663 et 1666 est représentatif des réactions des pays face à la construction progressive de l’absolutisme, dont l’objectif est de tendre vers l’uniformisation fiscale du royaume et de rendre plus efficace la collecte de l’impôt. Relaté en quelques mots dans les synthèses sur la France du XVIIe siècle, cet épisode s’inscrit dans la continuité de révoltes antifiscales qui frappent le royaume, à une époque où l’impôt – et notamment l’impôt indirect comme la gabelle – n’est pas perçu comme légitime dans toutes les campagnes *. Ces soulèvements populaires, encadrés ou non par la noblesse, ont marqué les mémoires locales, à l’image du mouvement des Croquants de 1643. En s’intéressant aux « Invisibles », Jean Harambat nous emmène loin de la cour de France pour donner à voir l’envers du règne de Louis XIV et notamment de la « belle » décennie 1660, période de relative prospérité durant laquelle le jeune roi commence à exercer de manière effective le pouvoir après la mort de Mazarin en 1661.
Loin de tout manichéisme ou de représentation caricaturale des catégories sociales, Jean Harambat construit une intrigue vraisemblable autour de personnages crédibles et bien campés qui défendent chacun leur intérêt. La dialectique entre pouvoir central et pouvoir local constitue ainsi l’un des marqueurs du récit. D’abord brouillonne, la contestation est prise en main par la noblesse locale incarnée par Bernard d’Audijos. Ces intérêts locaux sont également figurés par le duc Antoine III de Gramont (1604-1678), maréchal et pair de France qui gouverne la province, et qui donne son approbation à l’action d’Audijos à l’issue d’une entrevue non attestée mais plausible, dans la mesure où ce puissant noble a joué de son influence à la cour pour ménager l’ire du pouvoir central contre les insurgés. Les intérêts de l’État royal sont incarnés par le marquis de Saint-Luc, noble rival d’Audijos chargé de réprimer le soulèvement, et surtout par l’inflexible intendant Pellot, fréquemment mentionné mais jamais représenté dans l’album, une absence qui témoigne bien de la distance du pouvoir central.
L’issue de cette dialectique ne fait guère de doute, comme le souligne le ton grave de l’incipit. Dans un contexte favorable de paix, le pouvoir royal a tout loisir d’envoyer ses troupes pour soumettre les insurgés et la population : ses principaux compagnons pris, Bernard d’Audijos est contraint de franchir les Pyrénées pour trouver refuge en Espagne. D’Audijos est finalement gracié par le roi après de longues années d’exil, à l’issue d’une cérémonie savamment codifiée que relate bien l’album à travers les mots d’un colporteur, et en échange d’un retour dans les armées royales.
Pour donner du corps à son intrigue, Jean Harambat découpe l’album en trois parties qui épousent le point de vue des trois femmes qui entourent le héros : Diane d’Audijos, la petite sœur Anne et enfin Jeanne-Marie Dubourdieu, l’amante puis l’épouse de Bernard d’Audijos. Ces trois figures confèrent au récit sa dimension dramatique, annoncée dans le sous-titre par la mention des « grandes peines » consécutives à la mise en place de la gabelle. Jean Harambat met ainsi en lumière le rôle des femmes, tantôt à l’initiative – comme Diane d’Audijos – tantôt victimes collatérales des événements, mais jamais passives. Cette galerie de personnages prend vie grâce à un dessin au trait noir rehaussé de lavis. Le dessinateur use volontiers de postures théâtres et de rictus expressifs pour mettre en scène ses personnages. Ceux-ci se débattent dans des décors simples – l’objectif ici n’est pas la reconstitution au bouton près – mais habilement figurés en quelques traits. L’album s’arrête sur les paysages et la vie de cette campagne landaise marquée par les travaux des champs et dont la vie sociale se construit autour de l’église et de la place des villages, espace de sociabilité propice à la diffusion des informations.
Tout autant que le récit des faits, l’album s’intéresse à la construction progressive de la mémoire des événements. Les habitants du pays de Chalosse sont informés par les colporteurs des dernières nouvelles, qui sont ensuite transmises et déformées à travers chants et récits. C’est notamment par ces chansons populaires que la mémoire de la révolte se transmet, comme le figurent les dernières planches du récit. À quelques siècles de distance, Jean Harambat reprend le flambeau avec cet album brillant.
* L’épisode a fait l’objet d’une étude de José Cubero, Une révolte fiscale au XVIIe siècle. Audijos soulève la Gascogne, parue en 2001 aux Éditions Imago.
Les Invisibles. Jean Harambat (scénario et dessin). Futuropolis. 192 pages. 24 euros.
Les treize premières planches :