Les Mémoires du dragon Dragon T2 : comment trousser et détrousser les Belges, avec la bienveillance de Danton
Le dragon Dragon, le pire soldat de l’armée du Nord, est de retour, après son éclatante et hilarante contribution à la victoire de Valmy*. De nouveau sous les ordres de Dumouriez, il s’agit cette fois, selon ses dires, « d’enva… heu… libérer » les terres communément dénommées Belgique. Paré de tous les vices, notre cuirassier de choc devient la cheville ouvrière du pillage des trésors du patrimoine artistique local, et plus encore. Ses exploits sont à nouveau narrés avec panache par le duo Nicolas Juncker et Simon Spruyt, ce dernier se frottant pour l’occasion aux maîtres classiques flamands. Attention, chefs d’œuvre en péril !
Six semaines à peine après l’éclatante victoire des armées révolutionnaires à Valmy, le général Dumouriez décide d’exploiter l’avantage tactique procuré par ses troupes nombreuses et enthousiastes pour affaiblir les ennemis autrichien et prussien. Cet album nous plonge sans temps mort au cœur de la bataille de Jemmapes (6 novembre 1792), petite bourgade près de Mons, en Belgique, possession des Habsbourg depuis Charles Quint. Bien que moins symbolique que celle ayant enfanté la République, cette victoire de l’armée du Nord installe ce deuxième tome des mémoires de Pierre-Marie Dragon dans les pays belgiques et liégeois, la Belgique avant l’heure**. Pendant que les bataillons français se couvrent de gloire au combat, le dragon Dragon s’illustre par une nouvelle démonstration de sa couardise. Hélas pour lui, son supérieur hiérarchique ne tarde pas à découvrir la supercherie lui ayant permis de se défiler pendant la charge de cavalerie.
La transition avec l’album précédent s’effectue sans peine : cet officier n’est autre que le lieutenant général Louis-Philippe d’Orléans, jadis duc de Chartres et devenu, par la grâce révolutionnaire et comme il aime à se présenter lui-même, le « citoyen Louis-Philippe Égalité » (page 7). L’affection du dragon Dragon pour son fondement princier, exprimé avec fougue lors de la nuit passée au moulin de Valmy dans le tome précédent, a fait naître chez le futur monarque une rancune personnelle tenace et une soif inextinguible de vengeance. Son heure a sonné, pense-t-il, lorsqu’il peut enfin couvrir d’opprobre cette « fange de l’humanité » qu’est le dragon Dragon. Dumouriez ne pourra en effet refuser de condamner ce pendard à être fusillé pour prix de sa lâcheté devant l’ennemi. Mais son ange gardien veille encore, même s’il est moins joufflu que la paire de chérubins dorés visibles sur la couverture de l’album. La farce peut alors commencer.
Pour ce deuxième épisode, Nicolas Juncker s’est inspiré de la situation politico-militaire de la toute jeune République française, emportée outre-Quiévrain par son élan victorieux. Pierre-Marie Dragon, ce « fléau du diable » (page 17), se retrouve à nouveau au cœur de toutes les affaires préoccupant la Convention élue en septembre 1792. Bien malgré lui donc, ce pleutre appartient donc à l’armée qui libère les territoires frontaliers du Nord-Est pour mieux les soumettre et les piller. De manière moins désintéressée, il trempe dans l’un des scandales récurrents de corruption liés à l’approvisionnement des troupes françaises toujours plus nombreuses. Tel un équilibriste, il parvient à tirer profit de la mort du roi, le 21 janvier 1793. Plus tard, lorsque le vent tourne pour l’armée du Nord (défaite lourdement à Neerwinden le 18 mars 1793, page 36), il encourage voire suscite la trahison de Dumouriez en avril 1793, six mois après sa victoire à Valmy.
Des scandales de corruption liés aux fournitures des armées en campagne, Juncker se contente de faire un sas d’entrée pour l’un des protagonistes de l’album, Georges Danton. Peu après la victoire de Jemmapes, le dragon Dragon est surpris à tremper sans vergogne dans un trafic de « godasses » (terme anachronique pour désigner les chaussures, récupérées ici sur les soldats morts, page 8). Il s’agit de les vendre plusieurs fois, d’encaisser les sommes et de ne les expédier (dans le meilleur des cas) qu’à un seul des clients. Ces gros problèmes d’approvisionnement en fournitures concernent aussi les munitions. Juncker évoque ainsi la bataille de Maastricht (21 février 1793, page 35), lors de laquelle l’artillerie française resta muette. S’en suit une série de défaites, jusqu’à celle, retentissante, de Neerwinden (18 mars 1793), sans doute causées par ces défaillances graves d’approvisionnement. Juncker traite cette crise grave entachée de corruption à haut niveau sur un ton léger, mais il n’oublie pas de rappeler qu’elle fut jugée suffisamment préoccupante par la Convention pour justifier l’envoi sur place, dès fin novembre 1792, du nouvel ange gardien de Pierre-Marie Dragon, Georges Danton (page 9).
Le cœur de l’album et son ressort comique reposent sur un autre fait imputable aux armées françaises victorieuses. Pas sûr que Goethe, s’il l’avait commenté, l’aurait élevé au rang des actes fondateurs d’une ère nouvelle de l’histoire du monde. Une fois de plus, sur une période révolutionnaire aux sources inépuisables, le solide travail de recherche documentaire de Juncker recèle une pépite : elle s’intitule Voyage pittoresque de la Flandre et du Brabant, ouvrage rédigé par Jean-Baptiste Descamps en 1769***, dont la page de garde est reproduite au bas de la page 14. Il a suffi de le détourner de son dessein initial (guider les amateurs de peinture flamande de ville en ville puis, dans chaque ville, d’églises en couvents et en hôtels publics pour y contempler les chefs d’œuvre in situ) pour en faire « une sorte de guide touristique » à l’usage des pilleurs de richesses (page 14).
Et voilà notre Dragon, chargé par Danton en personne de dérober méthodiquement tous les chefs d’œuvres des maîtres italiens et flamands exposés dans les bâtiments religieux. Étape suivante pour ces trésors, non évoquée dans l’album : un aller simple pour être exposés au palais du Louvre, au tout nouveau Muséum central des arts, « dans la patrie des arts et du génie, dans la patrie de la liberté et de l’égalité sainte, de la République française »****. À écouter Danton (page 14), il n’est pas certain que toutes ces œuvres parviennent à bon port. Ce dernier, en effet, entend bien profiter de son statut et de sa présence en Belgique pour accaparer une partie du butin. Et pour Juncker, le doute qui plane depuis toujours sur la probité de Danton ouvre un boulevard : après le trafic sur les fournitures, devenu trop risqué, Danton jette son dévolu sur les richesses du « plat pays », œuvres d’art en tête. Et à vrai dire, tout au long de l’album, tous ses efforts n’ont d’autre but que de s’enrichir personnellement sur le dos des territoires soumis.
Sur les bancs de la Convention, élue dans l’élan de la victoire de Valmy, la gloire récoltée sur le champ de bataille a engendré une conception politique ambiguë, qui consiste à libérer les peuples frères du joug de leurs oppresseurs. Pour un Robespierre***** prophétisant l’erreur stratégique de cet élan « libératoire » à moyen terme, nombreux sont ceux qui ont cru à cette générosité fraternelle, à ce mouvement initié par des militaires étrangers capables, une fois le devoir accompli, de céder les rênes d’un pays conquis à des forces autochtones pour instituer des gouvernements inspirés par les droits de l’homme et du citoyen.
Dans le cas de la Belgique, Juncker rappelle le point de vue de Danton (qui « vient de proposer son annexion pure et simple » à la Convention, page 33, en écho à son fameux discours du 13 janvier 1793 sur les frontières naturelles de la France). Il restitue aussi factuellement les aléas de cette première annexion française des états de Belgique, qui a suscité espoir ou méfiance chez les élites locales, avant un rejet violent. Rassemblés sur la Grand Place de Bruxelles, les hauts dignitaires belges entendent, médusés, le discours sans ambages de Dumouriez du 14 novembre 1792, leur annonçant leur assujettissement à la France (page 11). Quelques semaines plus tard, le dragon Dragon, par la fenêtre d’une diligence, voit les cadavres de ses compagnons d’armes mutilés (page 32). Sur ce point au moins, Robespierre avait raison.
Mais la force de l’album tient une fois encore dans le traitement résolument comique d’événements pourtant graves. À l’opposé du travail de Locard et Grouazel dans leur saga primée à Angoulême en 2019 et tout récemment par le prix Cases d’Histoire 2023, Juncker choisit la truculence et « l’hénaurmité » pour dire ce que fut aussi la glorieuse révolution. Au carrefour des trafics, des pillages et des exactions, le dragon Dragon (ou « lancier Lancier », « chasseur Chasseur », « hussard Hussard » au gré des pigeons qu’il détrousse) se retrouve à nouveau plus d’une fois en fâcheuse posture mais il parvient toujours à s’extirper des mauvaises passes où il se fourre. Ses secrets ? Le mensonge, la délation, la calomnie, la flatterie et l’ambition… des autres.
Pour donner la réplique à son anti-héros, Juncker n’a pas lésiné : le trio constitué par Danton, Dumouriez et Louis-Philippe rivalise de cupidité, de fatuité ou de ridicule. Une séquence désopilante et à rebondissements démarre page 21 à propos du tableau de Rubens, intitulé Adam et Ève (aussi appelé La Chute de l’Homme). Simon Spruyt s’en donne à cœur joie et en rajoute une couche (de peinture) lorsqu’il s’agit de donner un aperçu des goûts esthétiques des uns ou des autres. Du dragon Dragon, on pouvait s’attendre à une piètre connaissance en peinture classique – mais son inculture crasse régale quand même (pages 13 et 34, pauvres maîtres flamands…). De la part de Dumouriez, elle surprend davantage (page 30). Amateurs de Rubens, la version de son Adam et Ève par le dragon Groin-de-Vinasse (page 31) a de quoi heurter les esthètes…
Dans l’avant-dernière séquence de cet album, celle de la trahison de Dumouriez, Juncker tire le bouquet final. Le lecteur découvrira ainsi comment la décision du vainqueur de Valmy de marcher sur Paris pour rétablir la monarchie au profit de Louis-Philippe d’Orléans a peut-être été influencée… Il ne sera dès lors pas surpris de retrouver, le 4 avril 1793, un certain dragon toujours au bon endroit au bon moment pour récolter les lauriers de la gloire. Quand on sait sa couardise, il y a de quoi s’esclaffer. Malgré sa proximité avec le corrompu Danton et les traîtres Dumouriez et Louis-Philippe, il finit par briller de loin aux yeux du futur maréchal Davout (page 56). Rien de tel qu’un témoin digne de foi, tout neuf, mandaté par la Convention, pour chanter vos louanges dans Paris, débarrassé du roi et de ceux qui entendaient assurer l’un sa survie, l’autre sa succession.
Le dragon Dragon n’a pas dit son dernier mot ! La conversation avec son protecteur Danton « quelques mois plus tard » (page 57) recèle la seule erreur chronologique factuelle de cet album. Va pour un transfert du héros (un peu mêlé aux pillage et trafics en pays belge tout de même) vers l’armée d’Italie, sous les ordres d’un Corse au « nom à coucher dehors » (page 59). Mais malgré sa précocité dans la carrière, le général Bonaparte ne prendra le commandement de cette armée qu’en mars 1796, soit deux ans après la mort de Danton.
Gageons que cette petite erreur dans les dates s’explique par le trouble qu’inspire le natif d’Ajaccio au dragon Dragon… qui ne manquera pas, dans la prochaine livraison de ses mémoires, de révéler comment il a guidé l’ambitieux Bonaparte vers ses triomphes, ses amours et son destin consulaire !
* : voir Les Mémoires du dragon Dragon T1 Valmy c’est fini, Le Lombard, 2022, chroniqué sur Cases d’Histoire ICI.
** : Le royaume indépendant de Belgique voit le jour en 1831 lorsque le prince allemand Léopold de Saxe-Cobourg-Gotha accepte la couronne sous le nom de Léopold Ier. La naissance de cette monarchie constitutionnelle s’inscrit dans le prolongement du soulèvement armé contre la tutelle néerlandaise en 1830. Le jour de la fête nationale belge le 21 juillet correspond au jour de 1831 lors duquel Léopold Ier prêta serment de fidélité à la Constitution.
*** : Les férus d’histoire de l’art pourront consulter in extenso cet ouvrage en cliquant ici. S’il a pris le temps de lire l’avertissement de l’auteur en préambule, le dragon Dragon se sera peut-être senti pousser des ailes en découvrant que Descamps déplore « [avoir] vu, avec douleur, plusieurs [bons tableaux noircis] mal nettoyés, et ensuite entièrement repeints ».
**** : Cette déclaration à la Convention nationale d’un officier français nommé Barbier est citée dans un article très complet publié par Pierre-Yves Kairis dans la Tribune de l’Art le 18 juin 2016, consultable ici.
***** : Le 2 janvier 1792, Robespierre déclare devant la Société des amis de la Constitution : «La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis.»
Les Mémoires du dragon Dragon T2 Belgique c’est chic. Nicolas Juncker (scénario). Simon Spruyt (dessin). Léa Chrétien (couleurs). Le Lombard. 64 pages. 15,95 euros.
Les dix premières planches :