L’exploration espagnole du Pacifique au XVIe s. aux côtés d’une Amirale des mers du Sud
La réédition en français de L’Amirale des mers du Sud, un album de Jorge Zentner et Carlos Nine publié en 1992, plonge le lecteur dans une aire géographique peu connue de l’exploration navale espagnole, celle de l’océan Pacifique. Avec à la clef un destin peu commun, celui d’Isabel Barreto, première amirale de l’histoire de l’Espagne.
Pas facile d’emprunter les chemins de traverse lorsque l’on doit réaliser un travail de commande. Encore moins lorsqu’il s’agit de commémorer les 500 ans du débarquement de Christophe Colomb sur l’île de San Salvador. Dans la foule des œuvres créées pour l’occasion en 1992, on trouve ainsi le très classique 1492 : Christophe Colomb de Ridley Scott. Pour ce qui est de la bande dessinée, la collection « Récits du Nouveau Monde » est beaucoup plus ambitieuse, avec un prestigieux casting d’auteurs. Aux côtés d’Alberto et Enrique Breccia, Paul Gillon, Lorenzo Mattotti, José Munoz et Sergio Toppi, Jorge Zentner et Carlos Nine sont en très bonne compagnie. Et puisque l’intitulé de la collection ne se limite pas à la traversée originelle, le scénariste argentin propose un pas de côté à son compatriote dessinateur. Le sujet de l’album portera sur les expéditions d’Alvaro de Mendaña y Neira dans la seconde moitié du XVIe siècle, donc bien après celle de Colomb et l’implantation espagnole dans les Amériques.
L’idée est bonne pour deux raisons. D’abord parce que les périples de Mendaña sont peu connus (encore moins en France) malgré leur caractère de pionnier. En 1567, comme la scène d’ouverture de l’album l’explique, le navigateur part du port de Callao au Pérou pour traverser l’océan Pacifique. Il découvre l’archipel des îles Salomon. 28 ans plus tard, il effectue une nouvelle traversée qui lui dévoile les Marquises. Ce second voyage apporte l’autre intérêt du récit, la présence d’Isabel Barreto, l’épouse de Mendaña et sa cadette de 25 ans. Elle embarque avec ses trois frères et plusieurs autres femmes, en compagnie de 280 soldats et des 80 hommes d’équipage que comprennent les quatre navires. L’objectif est bien sûr autant de faire progresser la cartographie de l’immense région océanique que de coloniser moult territoires au nom du vice-roi du Pérou et du roi d’Espagne. L’un des faits marquants du second voyage est la mort de l’amiral Mendaña, fauché par la malaria, qui entraîne la nomination d’Isabel Barreto aux mêmes fonctions. Pour la première fois dans l’histoire de la marine espagnole, une femme est amirale.
Voila donc les grandes lignes de L’Amirale des mers du Sud, un album réalisé un peu dans la douleur. La collaboration entre Zentner et Nine s’effectue en effet uniquement de manière épistolaire, mais surtout, les délais sont tellement courts que le dessinateur doit modifier sa technique graphique pour rendre les planches à temps. Carlos Nine, habitué à multiplier les étapes pour réaliser une planche, simplifie au maximum son processus créatif. Il décide de dessiner au fusain sans croquis préliminaire et de colorier en couleurs directes. Un fort degré d’improvisation qui donne un résultat parfis un peu confus que le dessinateur aurait certainement aimé peaufiner. Au niveau du scénario, on remarque également quelques approximations. Contrairement à ce qui est dit dans l’album, Isabel Barreto n’est vraisemblablement pas une enfant en 1567, peut-être n’est-elle même pas née. De même, elle n’est pas nommée amirale à la mort de son mari, mais après le décès – quelques jours plus tard – d’un de ses frères, premier successeur de Mendaña. Le titre de l’album est d’ailleurs un peu trompeur car l’album parle peu – seulement les onze dernières pages – d’Isabel en tant qu’amirale.
L’Amirale des mers du Sud n’en reste pas moins très agréable à lire. Il retranscrit avec verve l’âpreté des conditions de vie de ces explorateurs perdus dans un environnement souvent hostile. Il dépeint également le schéma immuable de l’inexorable affrontement avec les populations autochtones. Doublé ici d’un conflit interne à l’équipage, fourbu de rester aussi longtemps loin de ses bases. L’album remet – s’il le fallait – en mémoire que la conquête de nouveaux territoires se faisaient toujours dans le sang, et qu’on revenait rarement indemne de ce genre d’expéditions.
L’Amirale des mers du Sud. Jorge Zentner (scénario). Carlos Nine (dessin). Les éditions de la Cerise. 56 pages. 18 €
Les 5 premières planches :