L’Homme du Nil, rempart héroïque à la poussée djihadiste en 1884 au Soudan
Les éditions Mosquito rééditent L’Homme du Nil, volume inaugural d’une collection fondée en 1976 par l’éditeur italien Sergio Bonelli*, intitulée « Un Homme, une aventure ». Derrière le titre de cet album, scénarisé par Decio Canzio, se cache le général anglais Charles George Gordon, alias Gordon Pacha. Il est pris au piège dans Khartoum par l’armée du Mahdi, un chef soufiste autoproclamé nouveau messie d’Allah. Dans un univers graphique au trait subtil et au noir et blanc magistral, Sergio Toppi livre une vision conforme à la mystique romantique ayant entouré les derniers instants de Gordon Pacha.
L’album réédité en janvier 2023 par Mosquito entre en résonance parfaite avec l’actualité tragique du Soudan, à nouveau déchiré par la guerre civile depuis avril. Intuition d’éditeur ou simple coïncidence ? L’œuvre originale de Canzio et Toppi paraît en 1976 et dans sa première traduction française en 1978, chez Dargaud. Elle témoignait déjà en son temps de la complexité, donc de la difficulté à comprendre cette immense région d’Afrique centrale et nilotique (« 50 races, 597 tribus, 115 dialectes » précise Gordon Pacha à son interlocuteur, page 32). Le cahier des charges de la collection indiquait sans ambages qu’il convenait pour les auteurs de privilégier l’action et les héros dans le scénario. Cela n’a pas empêché çà et là quelques informations historiques d’enrichir une trame essentiellement fondée sur des faits de guerre. Face à face, un général et sa garnison, assiégés donc en position stratégique défavorable, et un prédicateur religieux auto-promu chef de guerre qui a l’avantage du nombre et aucun scrupule à exiger des sacrifices au nom de la guerre sainte. Comme témoin de ce choc qui promet d’être impitoyable, Bob Wingate, un correspondant de guerre envoyé par le Pall Mall Gazette, assure le rôle du narrateur avant de devenir un messager et l’ultime confident de Gordon Pacha.
Dans cette partie de l’Afrique devenue terrain d’affrontements coloniaux, les rivalités et les tensions s’exacerbent depuis des lustres. En 1882, pour stabiliser un territoire devenu hautement stratégique depuis l’ouverture du canal de Suez (1869), le Royaume-Uni et la France s’immiscent de concert dans les affaires intérieures égyptiennes en déclarant soutenir officiellement le khédive (ou pacha) d’Égypte, confronté depuis 1878 à l’insurrection nationaliste d’un officier de son armée, le colonel Ahmed Urabi. Joignant le geste militaire à la parole diplomatique, les gouvernements Gladstone et Freycinet décident l’envoi d’une flotte de guerre qui arrive rapidement en vue d’Alexandrie. Une étincelle plus tard, les troupes coloniales britanniques débarquent et occupent la ville. Le colonel Urabi, ne s’avouant pas vaincu, obtient d’une autorité religieuse musulmane une fatwa contre le khévive inféodé aux Européens et poursuit la lutte armée contre le Royaume-Uni depuis son camp d’El Obeid, à 300 km au sud-ouest de Khartoum. La guerre anglo-égyptienne commence. En deux batailles décisives, l’armée commandée par le général Garnet Wolseley l’emporte, scellant ainsi la victoire et l’implantation d’une armée d’occupation en Égypte.
Sous la tutelle britannique, les investissements européens se développent et les affaires prospèrent. Mais au sud de cette région, depuis quelques années, un autre foyer de contestation a vu le jour. En mars 1881, un chef religieux du nom de Muhammad Ahmad Abdallah s’est proclamé le Mahdi (le guide, le rédempteur, une sorte de messie) puis a pris les armes contre les Égyptiens, marionnettes de l’empire ottoman, car il entend restaurer un islam authentique dans un pays où l’influence des sectes soufies demeure forte**. Les Britanniques comprennent assez vite qu’il n’y aura pas de stabilité en Égypte si le Soudan s’agite ou s’embrase. Ce mouvement mahdiste plus religieux que nationaliste, a cependant le même objectif que celui d’Urabi : chasser les chrétiens de la région pour instaurer un émirat sans concession sur le plan du dogme. Face aux 40 000 hommes galvanisés du Mahdi, une petite armée de 8 000 hommes, placée sous le commandement du colonel Hicks, subit une écrasante défaite en novembre 1883 à El Obeid,. Pour la plus grande gloire d’Allah, il ne reste plus à cette armée qu’à déloger la garnison prise au piège de Khartoum, sous les ordres de Charles George Gordon, alias Gordon Pacha, l’Homme du Nil.
Le récit de ce nouvel épisode de la guerre anglo-égyptienne ne s’embarrasse pas de détails compte-tenu du format assez ramassé de l’album, très usuel au moment de la première parution. En 48 pages sont donc racontés les prémices du siège de Khartoum, l’assaut des troupes du Mahdi et la mission (imaginaire) de la dernière chance confiée par Gordon Pacha à Bob Wingate, un correspondant de guerre venu l’interviewer au péril de sa vie et qui entre en scène au début de l’aventure. Après être parvenu à pénétrer dans Khartoum par le Nil, le journaliste se fait expliquer la position très précaire de la garnison britannique, « protégée de trois côtés » par le fleuve lui-même truffé de canonnières mais sans défense sur le côté sud, dans ce « désert où ils peuvent faire jouer leur supériorité numérique » (page20). À peine a-t-il pris connaissance des enjeux tactiques du siège que les hostilités s’engagent.
Que l’on apprécie ou pas les scènes de bataille, force est de souligner la vitalité de leur restitution par le
maître Toppi. Dans des corps à corps intenses ou grâce à des plans plus vastes, il sait restituer la tension
du choc entre les guerriers. Quelques précisions apportées par un colonel britannique à Bob Wingate en disent long sur la « stratégie aussi rôdée qu’inhumaine » de l’armée mahdiste. Une première vague de derviches (guerriers mahdistes) se rue sur les mines ennemies pour les faire sauter. Puis une seconde et une troisième vagues se lacèrent le corps et les pieds en marchant sur les barbelés et les tessons de verre, quand bien même leurs cadavres joncheraient le sol. En fait, cette perspective fait partie de la stratégie : au nom de l’ange d’Asraël et du « Gihad » (djihad), ils sont prêts au sacrifice de leur vie pour que leurs frères d’armes puissent franchir les obstacles en marchant littéralement sur leurs cadavres. Bob Wingate, en digne représentant de l’Occident chrétien, ne peut s’empêcher de porter un jugement moral sévère sur le fanatisme de ces forcenés. Il est heureux d’entendre un autre Occidental, en l’occurrence l’officier qui combat à ses côtés, tempérer son propos en établissant un parallèle historique avec le « bon vieux temps » des Croisades (page 26).
Quant au héros de cette aventure, présent physiquement pendant à peine huit pages de l’album, il est magnifié par les auteurs qui dressent de lui un portrait élogieux rehaussé par la description de son ennemi juré, Muhammad Ahmad Abdallah, le « bien guidé par Dieu » comme le traduit lui-même Gordon Pacha lors de sa rencontre avec Bob Wingate. Pour le reste, le ton est moins neutre : le dessein poursuivi par le Mahdi (exterminer les infidèles, extirper les hérésies, rendre la justice) l’autorise aux pires exactions (massacrer les prisonniers, vendre femmes et enfants comme esclaves, sacrifier ses guerriers). Comble de son orgueil : il serait déjà en train de faire bâtir un mausolée pour que les fidèles honorent sa mémoire après sa mort.
Là encore, en écho aux propos de l’officier britannique sur le fanatisme des djihadistes, Gordon Pacha nuance subtilement le jugement de Wingate : « l’optique d’un téléscope de fabrication anglaise est peut-être déformante » (page 32). En tout cas, ce général assiégé offre le spectacle d’un homme au sang-froid remarquable. Aucun signe de panique n’altère son regard clair. Tout juste décoche-t-il une pique acérée aux « idiots obtus [qui] condamnent à mort un empire », en qui Wingate ne tarde pas à identifier la Chambre des Lords (page 34). Toutefois, le vrai responsable politique de la situation désespérée des Britanniques au Soudan est le Prime Minister, Sir Gladstone, qui n’accepte que tardivement d’envoyer des renforts sous la pression de l’opinionpublique***. Mais ce trait acerbe cède vite la place à des paroles plus mystiques, comme lorsque Gordon Pacha se lance dans son hommage au Nil, miraculeux fleuve, berceau de l’Histoire.
À ce « jeune courageux » qui lui inspire confiance, Gordon Pacha confie une mission importante dont le succès pourrait « sauver des milliers de vies ». Il s’agit d’entrer en contact avec la colonne de secours du général Wolseley qui se trouve au Nord, près de la sixième cataracte, et de persuader ce dernier de venir à marche forcée rompre l’encerclement de Khartoum sans attendre les ordres de Londres. En quelques minutes, le correspondant de guerre, subjugué par la prestance, le calme et la détermination de Gordon Pacha, se met quasiment au garde-à-vous et accepte de « suivre les ordres » de celui qui lui fait ses adieux (page 35). La fin de l’album suit Wingate d’abord sur le Nil puis dans le désert, sous un soleil écrasant. Toppi excelle à nouveau dans des scènes de bataille ou en plan plus serré dans des duels très esthétiques (pages 46-47). Au bout de ses forces, Wingate se réveillant sur un lit d’hôpital, apprendra l’issue de sa mission de la bouche même de celui à qui il devait remettre en mains propres les documents et le message de Gordon Pacha, le général Wolseley. Les derniers mots de l’album étonnent dans la bouche d’un militaire mais parachèvent le panégyrique.
En faisant le pari de rééditer sous sa couverture originale ce volume de Canzio et Toppi, Mosquito mise sur un talent connu et reconnu. Les nombreux albums de Sergio Toppi († 2012) figurent en effet au catalogue de la maison depuis de longues années. L’incroyable concours de circonstances qui remet le Soudan au cœur de l’actualité pourrait être le coup de pouce supplémentaire profitant à cet opus. Les nostalgiques des grandes séries d’aventure se mêlant à un nouveau public séduit par les dessins inspirés des grands maîtres italiens (dont Hugo Pratt n’est que le plus illustre représentant) donneront peut-être envie à l’éditeur de démarrer un cycle de republications.
* : Puisant dans cette même collection, l’éditeur isérois réédite également deux titres d’un autre géant de la BD italienne, Dino Battaglia, L’Homme de la Nouvelle-Angleterre (2009) et L’Homme de la légion (2010).
** : Il se serait ainsi exprimé devant un voyageur occidental en 1884 : « J’atteste devant Dieu et devant le Prophète que j’ai pris le sabre […] afin d’aider et de consoler les croyants de l’esclavage dans lequel les tiennent les infidèles […]. Je suis donc décidé à porter ce sabre de Khartoum à Berber. J’irai ensuite à Dongola, au Caire et à Alexandrie, en rétablissant la loi et le gouvernement musulmans dans toutes ces cités. De l’Égypte, je me dirigerai vers la terre du Prophète afin d’en chasser les Turcs, dont le gouvernement n’est pas meilleur que celui des infidèles, et je rendrai à l’islam la terre d’Arabie avec ses deux cités saintes. Fils d’Ismaël, vous pouvez vous attendre à me voir bientôt au milieu de vous, armé du sabre de la foi. ». Des informations historiques supplémentaires sur le Soudan à cette époque sont à lire ICI.
*** : Sir William Ewart Gladstone, surnommé the GOM (the Grand Old Man), sera tenu pour responsable de la mort tragique de Gordon Pacha abandonné dans Khartoum. Rebaptisé the Murderer Of Gordon, il démissionnera et verra Benjamin Disraeli lui succéder (après l’avoir précédé).
L’Homme du Nil. Decio Canzo (scénario). Sergio Toppi (dessin). Mosquito. 64 pages. 16 euros.
Les dix premières planches :
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