Loulou Dedola et Lelio Bonaccorso : « Ce que nous disons, c’est que les Romanov et les Oulianov se sont affrontés dans ce que nous appelons chez nous une vendetta ».
Vendetta est une biographie de Lénine par le prisme de son évolution psychologique. Après l’exécution de son frère ainé, Vladimir Ilitch Oulianov, fou de douleur et de rage, jure de se venger, qu’il tuera le tsar et toute sa famille. Le récit est sans concession, il n’élude pas les défauts de Lénine, sa défiance pour le processus démocratique et son rôle dans l’installation d’un régime violent. Il est très précis sur le plan historique, n’ignore rien des arcanes politiques de la création du parti bolchevik et des relations de Lénine avec ses principaux responsables. Le dessin en bichromie de Lelio Bonaccorso est jeté, vif mais très précis et fidèles dans les traits des visages des personnages historiques. Une œuvre puissante qui plonge le lecteur au cœur du processus révolutionnaire qui mène à la fin de l’empire russe. Les auteurs, Loulou Dedola au scénario et Lelio Bonaccorso au dessin, nous expliquent pourquoi selon eux, c’est bien une vendetta toute méditerranéenne qui a opposé les Romanov aux Oulianov.
Cases d’Histoire : Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?
Loulou Dedola : Je suis comme je le dis souvent un enfant de la banlieue lyonnaise. J’ai commencé ma carrière dans la musique comme auteur interprète. Avec mon groupe RCP, j’ai parcouru la planète. De mes voyages, j’ai gardé le goût du récit. Alors après le cinéma, la télévision, le roman, je me suis aventuré dans la bande dessinée. Et c’est un vrai bonheur !
Lelio Bonaccorso : Je suis un auteur sicilien et j’ai travaillé avec Loulou Dedola sur Vendetta, Le Sarde, Le Père turc. Je m’occupe aussi de reportages en bande dessinée comme À bord de l’Aquarius, Sinaï, La terre qui illumine la Lune, Chez nous. J’ai travaillé aussi avec Marvel, DC Comics, Disney, Soleil et Futuropolis.
Cases d’Histoire : Pouvez-vous nous résumer l’intrigue de « Vendetta » centrée sur la vie de Lénine ?
LD : Vendetta nous livre l’affrontement mortel qui a opposé deux familles russes : les Romanov et les Oulianov, sur fond d’instabilité et même de révolution en Russie.
Cases d’Histoire : N’est-ce pas un peu exagéré de résumer la révolution bolchevique à une vengeance de Vladimir Ilitch Oulianov contre la famille Romanov ?
LD : Nous n’avons pas voulu résumer la révolution bolchevique à l’affrontement entre les Oulianov et les Romanov. Lelio et moi avons fait un focus sur cet affrontement. Puis nous avons démontré son aspect déterminant dans la révolution bolchévique.
Cases d’Histoire : Que sait-on de la vie d’Alexandre Oulianov, le frère ainé de Lénine, pendu en 1887 ?
LD : Ce que nous relatons dans le livre. Alexandre était un illuminé, dans une période où la bourgeoisie russe était tentée par l’aventure terroriste et les idéaux anarchistes. Mais, je ne veux pas spoiler les lecteurs et donner plus de détails.
Cases d’Histoire : Comment caractériseriez-vous la psychologie de Lénine ?
LD : Définir le profil psychologique de Lénine n’était pas notre objectif. Nous avons le point de vue de deux insulaires. Lelio est Sicilien et moi Sarde. Ce que nous disons, et que nous assumons, c’est que ces deux familles se sont affrontées dans ce que nous appelons chez nous une vendetta. N’oubliez pas que la place devant la maison où ont été assassinés les Romanov a été rebaptisée : « Place de la vengeance du peuple ». Vous voyez que nous n’inventons rien.
Cases d’Histoire : Quelles ont été vos sources bibliographiques pour la rédaction du scénario ?
LD : J’ai travaillé sur plusieurs ouvrages. J’étudie depuis très longtemps la révolution bolchévique. Dans mon enfance, le Parti communiste et les gauchistes étaient très influents en banlieue lyonnaise. N’oubliez pas qu’aux Minguettes, nous avons le boulevard Lénine ! Par ailleurs, j’ai travaillé sur les courriers entre Lénine et sa famille, les mémoires de son épouse, les textes de Gorki, etc.
Cases d’Histoire : Et vos sources visuelles pour la réalisation de planches, des décors russes au visages de plusieurs dizaines de personnages historiques ?
LD : J’ai l’habitude d’envoyer beaucoup de documents. Je suis un véritable malade, et il faut quelqu’un comme Lelio Bonaccorso pour me suivre. Chaque case a quasiment une photo, un dessin, un portrait qui sert de base de travail à Lelio.
LB : Comme pour le scénariste, le travail de fond est essentiel. La documentation est primordiale. Sur un ouvrage comme celui-ci, elle réside principalement dans des documents historiques. Il y a un échange permanent entre Loulou Dedola et moi.
Cases d’Histoire : Dans ce dense album, vous vous attardez sur des figures révolutionnaires russes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, lesquelles vous ont le plus marqués ? Plekhanov, Martov, Trotski, Staline…
LD : Pour Lelio Bonaccorso et moi, c’est clair : Martov et Staline. Ce sont des personnages « intègres ». Je veux dire par-là qu’ils incarnent la révolution russe. Ils sont les deux plateaux de la balance. Et de toute évidence, c’est Lénine qui fait pencher la balance d’un côté. J’aime aussi beaucoup Gorki qui a un avis très pertinent sur Lénine et Trotski par exemple. Mais encore une fois je ne veux pas spoiler les lecteurs.
Cases d’Histoire : Quels étaient les relations entre Lénine et Staline avant 1917 et après la révolution d’Octobre ?
LD : Les relations entre Lénine et Staline ont toujours été excellentes. Staline n’est qu’un exécutant des plans conçus par Lénine. Et le stalinisme n’existe pas. C’est Lénine qui donne le tempo depuis le départ. Après la mort de Sverdlov, Staline devient automatiquement le plus proche serviteur de la cause marxiste-léniniste.
Cases d’Histoire : Pouvez-vous nous préciser le rôle de Lénine dans l’exécution de la famille du tsar en 1918 ?
LD : C’est tout l’objet du livre ! Lénine est le décideur de l’exécution des Romanov. Il ne faut pas oublier qu’au moment même où on exécute le Tsar et sa famille, d’autres membres de la famille Romanov aux quatre coins de la Russie sont aussi exécutés.
Cases d’Histoire : Lénine est en exil durant des décennies hors de Russie. Vous vous attardez sur sa vie personnelle et son implication au sein du Parti ouvrier social-démocrate à la tête de la faction bolchévique. Comment définiriez-vous son travail avant son retour en Russie en 1917 ?
LD : Lénine est un esprit brillantissime. Son apport théorique et pratique politique marque fondamentalement le mouvement révolutionnaire. Son sens de l’organisation et sa cruauté ont laissé une empreinte indélébile sur l’idéal communiste au XXe siècle. Il ne recule devant rien pour atteindre ses objectifs personnels et politiques.
Cases d’Histoire : Une fois au pouvoir fin 1917, comment Lénine envisage-t-il l’organisation de l’Etat et du parti ? Est-ce un régime mafieux qui se met en place dès la réussite de la révolution d’Octobre ?
LD : Je ne dirais pas que c’est un régime mafieux qui se met en place. Il y a cependant dans le parti bolchévique de nombreux aspects qu’on retrouve dans la Cosa Nostra ou dans la piraterie. Je parle de la mise aux verts des militants trop exposés, la suprématie du chef sur l’organisation, etc. Par ailleurs, ce que nous démontons, Lelio et moi, c’est qu’une fois le pouvoir entre les mains de Lénine, la vendetta a été exécutée.
Cases d’Histoire : Finalement être un révolutionnaire professionnel, n’est-ce pas engager une vendetta contre le régime en place et ses dirigeants. Est-ce que Lénine diffère à ce point de ses camarades révolutionnaires ?
LD : Je me rappelle une interview de Joe Strummer, le leader des Clash, un groupe punk. À la sortie de l’album Sandinista, Joe louait le fait que les révolutionnaires nicaraguayens n’avaient pas procédé à une épuration ou une vengeance contre les tenants de l’ancien régime. J’entends déjà ceux qui vont dire que ce n’était pas la même époque. Qu’avec Lénine nous sortions de la Première Guerre mondiale, et que la révolution sandiniste s’est déroulée dans les années 1980. Alors parlons de la révolution kémaliste. Kemal Atatürk n’a pas fait exécuter le sultan et sa famille, il les a dépossédés de leurs biens, mais en deux vagues ils ont tous pu prendre la route de l’exil. Lelio et moi, nous pensons que le kémalisme est le rendez-vous manqué du XXe siècle. Je vous invite d’ailleurs à lire notre livre Le Père Turc.
Cases d’Histoire : Après Mohamed Ali ou Fela Kuti allez-vous consacrer vos prochains ouvrages à des biographies ou à l’étude d’épisodes révolutionnaires comme ceux sur la révolution kémaliste avec Jeu d’ombres et Le Père turc ?
LD : Après Vendetta, je vais vous emmener en Jamaïque. C’est un pays que je connais très bien. Une aventure authentique mêlant gangsters et star internationale (Bob Marley) sur fond de guerre froide et de reggae. N’oubliez jamais que je suis musicien à l’origine.
Vendetta; la vengeance des Oulianov. Loulou Dedola (scénario). Lelio Bonaccorso (dessin). Steinkis. 106 pages. 18 euros
Les 12 premières planches :