Madame Livingstone, ou la question noire pendant la Grande Guerre
A travers cet épisode militaire de la Première Guerre mondiale, c’est à une réflexion sur l’Afrique qu’invitent Barly Baruti et Christophe Cassiau-Haurie. Madame Livingstone prend pour prétexte la guerre du lac Tanganyika pour questionner le statut de l’homme noir.
Cet article a précédemment été publié sur le site du
C’est peu de dire que la colonisation de l’Afrique par les puissances européennes n’a pas tenu compte de l’avis de la population autochtone. Conclue et maintenue par la force, la conquête de ces immenses territoires a donné lieu à des situations ubuesques où des peuples se sont trouvés divisés de part et d’autre de nouvelles frontières, créées en tirant un simple trait sur une carte. Deux logiques d’appartenance se sont donc superposées, celle des colons, fondée à la fois sur la « légitimité » des nouveaux découpages et les relations entre leurs différentes patries, et celle des populations assujetties, qui perpétue anciennes solidarités et rapports de force traditionnels. Autant dire que la guerre intestine qui déchire la vieille Europe et ses alliés partout dans le monde n’intéresse que très indirectement des villageois disséminés dans des lieux souvent mal répertoriés par l’homme blanc. C’est notamment le cas de l’immensité du Congo belge, cadre de l’intrigue de Madame Livingstone. En ce mois de juin 1915, les troupes allemandes et belges se font face de chaque côté du lac Tanganyika. Si le nombre de soldats est équivalent d’une rive à l’autre, les armées du Kaiser possèdent un avantage de poids pour contrôler l’énorme étendue d’eau douce : le Graf Von Götzen, un ferry transformé en navire de guerre grâce au canon prélevé sur le SMS Königsberg (voir article sur l’album Tanganyika). Tout l’enjeu militaire de cet album est de savoir si les forces belges parviendront à mettre hors d’état de nuire le bâtiment.
Pour ce faire, le lieutenant Gaston Mercier est la pièce maîtresse de l’armée du roi Albert Ier. Le pilote d’un Short Admiralty 184, aéroplane monomoteur biplace, ne manque en effet pas d’esprit d’initiative. Il bénéficie surtout de l’aide d’un certain David Livingstone Jr, métis qui connaît la région comme sa poche. L’homme est original à bien des égards. Son port du kilt, souvenir d’un passage en Uganda chez les Ecossais de l’armée britannique (qui lui vaut le surnom peu amène de « Madame » Livingstone), sa connaissance du français et de l’anglais et son nom surprenant, sous-entendant un lien filial avec le missionnaire et explorateur écossais, en font la cible des jalousies et des moqueries. Il n’en est pas moins indispensable dans le repérage du Graf Von Götzen. Mais l’intérêt de Livingstone Jr va au-delà de son rôle dans le coup de force de l’armée belge de l’été 1916. Ses stupéfiantes intuitions géopolitiques, sa hauteur de vue et ses réflexions pleines de sagesse, surprennent le lieutenant Mercier autant qu’elles le séduisent et le plongent dans une saine perplexité. C’est le statut de l’homme noir lui-même qui est remis en cause par le philosophe Livingstone, un discours que les colons et la plupart des militaires ne sont pas prêts à entendre. Et puis l’urgence est au combat contre l’ennemi allemand. Mais la graine est semée, qui ne demandera qu’à germer lorsque les puissances européennes se seront suffisamment affaiblies les unes les autres.
Madame Livingstone. Christophe Cassiau-Haurie (scénario). Barly Baruti (dessin & couleurs). Glénat. 128 pages. 22,50€
Les 5 premières planches :