Mélinée et Missak Manouchian, au Panthéon et en bande dessinée
L’entrée de Mélinée et Missak Manouchian au Panthéon, le 21 février, matérialise l’importance de l’engagement des étrangers dans les mouvements de Résistance entre 1940 et 1944. La bande dessinée historique compte quatre albums directement reliés à l’histoire du résistant et à son groupe, FTP-MOI, Franc Tireurs Partisans-Main d’Oeuvre Immigrée, d’obédience communiste. Tour d’horizon.
Le groupe Manouchian est célèbre pour ses actions très nombreuses, quelques fois spectaculaires. Si l’importance militaires de ses actions est minime, leur but est surtout d’installer l’armée allemande dans un sentiment permanent d’insécurité. Le coup d’éclat du groupe est l’assassinat du général Julius Ritter, adjoint de Fritz Sauckel, responsable des réquisitions de main d’œuvre destinée à l’Allemagne en remplacement des ouvriers partis combattre sur le Front de l’Est (STO, Service du Travail Obligatoire). C’est insupportable pour le commandement dont la priorité est la sécurité et la tranquillité des troupes stationnées en France. Les autorités allemandes demandent à la police française, à la Brigade Spéciale n°2 qui traque « les ennemis de l’intérieur » de se mettre en chasse et de neutraliser le groupe Manouchian. Entre mars et novembre 1943, plusieurs filatures et dénonciations aboutissent au démantèlement du groupe : 23 hommes et une femme sont interrogés, torturés puis livrés à la Gestapo. Ils sont ensuite jugés par un tribunal militaire qui prononce 23 condamnations à mort. Le 21 février 1944, 22 hommes sont fusillés au Mont-Valérien. Olga Bancic est transférée à la prison de Stuttgart, où elle est décapitée le 10 mai 1944.
La postérité du groupe Manouchian est assurée en février 1944 par le gouvernement de Vichy avec l’édition de la célèbre Affiche rouge. Les photos de 10 hommes, associées à leur nom (Manouchian, Rayman, Wasjbrot ou Boczov…) nationalité ou religion supposée, et directement liées à des images d’attentats et d’armes saisies, sont mises en scène sur fond rouge. Titrée “La libération par l’armée du crime”, cette affiche déclinée aussi en tract et en brochure n’a pas l’effet escompté. La population n’est plus dupe de la propagande. Les conditions de vie sont très difficiles du fait des prédations nazies, et le Débarquement que tout le monde attend est proche. Les troupes de l’Axe ont été chassées d’Afrique du Nord, les Alliés ont débarqué en Italie, qui a quitté l’alliance avec l’Allemagne le 3 septembre 1943. A l’Est, les Russes ont repris une grande partie des territoires perdus en 1941. Ils approchent de la frontière polonaise, des Carpates et de la Moldavie. La population française sait tout cela, et sent que la fin est proche même si il faut encore subir. L’Affiche rouge est rapidement considérée comme un portrait collectif de libérateurs. Des passants déposent des fleurs aux endroits où elle est placardée, d’autres la marquent de graffitis. Un poème de Louis Aragon (Strophes pour se souvenir, 1955), adapté en chanson par Léo Ferré (L’Affiche rouge, 1961), achève d’en faire le symbole du courage et de l’abnégation des étrangers engagés dans la Résistance.
Allemands, juifs réfugiés d’Europe de l’Est, Italiens, Arméniens, Hongrois, Roumains ou Espagnols, ils sont habités par l’histoire de leur pays, de leur culture mise à mal mais ils sont aussi profondément « patriotes », attachés à la France qui les a accueillis dans les années 1930.
Les quatre albums de très grande qualité qui mettent en scène la groupe Manouchian offrent des propositions artistiques et scénaristiques différentes. On peut les classer en deux groupes :
Les albums centrés sur le groupe Manouchian
Les deux albums qui racontent l’histoire du groupe, ou d’un homme dans le groupe, sans mettre particulièrement en avant MIssak Manouchian ou Mélinée qui est quasiment absente de ces récits.
Vivre à en mourir
Vivre à en mourir de Laurent Galandon et Jeanne Puchol s’attache à un membre du groupe, Marcel Rajman (Rayman sur l’Affiche rouge). Ce jeune homme juif d’origine polonais vit avec sa famille à Paris depuis 1931. Proche des jeunesses communistes, il entre rapidement dans le mouvement des FTP. Courageux, habile, il fait office d’instructeur pour les nouvelles recrues et dirige plusieurs opérations spectaculaires : attaque à la grenade d’un car de la Kriegsmarine, attaque de la voiture du général von Schaumburg ou assassinat de Julius Ritter, qu’il achève d’un coup de pistolet. Pris en filature, il est arrêté le 16 novembre 1943. Le scénario de Laurent Galandon le suit pas à pas, des premiers lancés de tract à la volée jusqu’à sa mort. Il met aussi l’accent sur l’antisémitisme qui règne et qui conduit, en partie, Marcel vers la Résistance. A la fin de la guerre, seul son frère Simon est rentré vivant de la déportation. Le dessin de Jeanne Puchol est plein d’empathie pour son personnage, elle le cajole, on sent une profonde admiration dans chaque case. La reconstitution du Paris des années 1940 est magnifique. Des reproductions dessinées des affiches très connues placardées sur les murs par les Allemands ou par le gouvernement de Vichy rythment la lecture de l’album et permettent aux lecteurs de s’immerger dans l’atmosphère oppressive du moment. C’est aussi un pied de nez aux concepteurs de l’Affiche rouge car finalement c’est cette dernière qui a gagné la guerre des mémoires.
Du Sang dans la clairière
Le scénario de Tal Bruttmann et Antoine Grande suit le même parcourt que l’album précédent mais avec certaines différences. Les deux scénaristes sont historiens, ils respectent la chronologie mais le récit est traité par thèmes, par moments. Ils vont droit au but avec juste ce qu’il faut d’explications pour comprendre ce qui se passe. Le contexte est évoqué à travers quelques cases, des détails : une pièce de monnaie, des bâtons blancs de policiers. Le romanesque est porté par le dessin d’Efix, très expressif aux couleurs tranchées qui rappelle les ambiances des films noirs des années 1960 de Jean Pierre Melville.
Comme dans l’album précèdent, celui-ci s’intéresse à la vie des jeunes gens qui ne sont pas que des Résistants. Ils aiment, mangent ou vont à la piscine. L’antisémitisme avec plusieurs pages sur le Rafle du Vel d’hiv est très présent dans ce récit.
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Les albums centrés sur Mélinée et Missak Manouchian
Missak, Mélinée & le groupe Manouchian
Avec Jean-David Morvan au scénario, nous sommes en de bonnes main. Après Madeleine résistante (série en cours), Simone (série en cours sur une fillette victime de Klaus Barbie), un album sur Ginette Kolinka ou Irena, ange du Ghetto, il a montré son talent et sa connaissance remarquable de la période comme de ses enjeux. Il est logique de le retrouver en compagnie du couple Mélinée et Missak Manouchian. L’album commence en Arménie, quand débute le génocide de 1915. Évènement majeur de l’Histoire, il fait entre 1,2 et 1,5 millions de victimes dont les parents de Missak. Son père est abattu sous ses yeux. Le génocide est représenté dans toute sa crudité, sa violence et ses conséquences funestes pour les enfants. La suite est la biographie très détaillée de Manouchian. Détenteur d’un passeport Nansen, un document créé en 1922 qui permettait aux personnes apatrides de passer les frontières, Missak Manouchian et son frère choisissent de venir en France. Ouvrier, journaliste, poète, l’homme est remarquable d’intelligence et d’humanité. Engagé politiquement vers le parti communiste, il milite dans les organisations arméniennes où il rencontre Mélinée. En 1933, il fait une demande de naturalisation, retrouvée récemment.
Quand arrive la guerre, il est incorporé dans l’armée. Fait prisonnier, il s’évade et rejoint la MOI clandestine. Il est de nouveau arrêté en juin 1941 pour son appartenance au parti communiste. Il reste peu de temps à Royaulieu. La suite est le récit de son engagement dans la Résistance et celle de son groupe. Morvan insiste sur le nombre incroyable d’actions (attaques, sabotages, assassinats, lancer de tracts….). Le découpage fourmillant et l’accumulation d’actions donnent le tournis. Ces hommes risquaient leur vie chaque jour. C’est particulièrement bien évoqué. La dernière partie raconte la traque policière. Comment les filatures, les souricières, les renseignements glanés par les enquêteurs ou la trahison ont eu raison du groupe. On sent la peur qui s’installe, l’inquiétude des proches alors que la menace se précise et que les copains tombent. L’album ne s’attarde pas sur la fin du groupe, quelques cases suffisent à dire leur calvaire et leur courage face au peloton d’exécution. Les auteurs ont tenu à rappeler la mort d’Olga Bancic décapitée à Stuttgart, en lui consacrant deux pages. Les chercheurs, depuis peu, réévaluent le rôle très important des femmes dans ce réseau et les autres. On trouve aussi une page avec les photos judiciaires de tous les membres du groupe pour bien insister sur leur réalité, leur humanité et rappeler que Manouchian n’était pas seul.
Le dessin de Thomas Tcherkézian se glisse avec aisance dans le scénario en jouant avec un découpage très vivant qui passe du gros plan au portrait aux scènes d’action ou à des moments plus intimes. Il évite l’écueil de la reconstitution en gommant souvent les décors ou en utilisant une palette limitée qui permet au lecteur de se concentrer sur l’essentiel.
Jeanne Puchol, dans Vivre pour mourir, avait redessiné des affiches d’époque pour rythmer l’album, ici, le dessinateur associé à Charlotte Lebreton a choisi de placer de très beaux portraits en noir et blanc, un style Harcourt dessiné, accompagné d’une courte biographie. C’est original et bienvenu, les personnages prenant d’un coup de la chair et de présence.
Missak Manouchian, une vie héroïque
Ce dernier album est un peu l’album officiel de la panthéonisation de Manouchian. Le sous-titre l’indique. Le scénario est assuré par Didier Daeninckx, auteur de plusieurs livres sur Manouchian (polar, BD et livre pour la jeunesse). Manouchian est un personnage qui colle avec l’univers de ce maitre de la littérature noire qui mêle polar et engagement politique. La structure du scénario diffère totalement de l’album précédent. Sur 75 pages, l’activité résistante du groupe Manouchian ne représente que 20 pages, l’essentiel du récit se concentre sur la vie de Manouchian seul puis avec Mélinée à Paris avant 1941, du génocide arménien à l’entrée en résistance. On retrouve là les thèmes chers à Daeninckx : le monde ouvrier, l’élévation par la culture et la curiosité, et enfin la lute politique. C’est aussi, bizarrement, le seul album à placer Manouchian au cœur de la manifestation du 6 février 1934.
Mako au dessin est un vieux complice de l’écrivain avec qui il a publié une dizaine d’albums. Il pratique un dessin nerveux, jeté, expressif quelques fois un peu trop, mais parfaitement adapté au scénario. Le plus de cet album est le dossier historique de Denis Peschanski, historien spécialiste de la France de Vichy, auteur de plusieurs livres sur les étrangers dans la Résistance et co-commissaire avec Renée Poznanski de l’exposition du Mémorial de la Shoah sur Manouchian et son groupe. Ce cahier peut faire office de catalogue à l’exposition tant il est complet et brillant. L’auteur revient sur l’histoire du groupe, de sa position dans la Résistance et plus largement sur les étrangers dans la Résistance à Paris et en province. Il publie aussi de nombreux documents qui expliquent le travail de la police durant l’année 1943 et comment elle est parvenue à reconstituer le réseau puis les planques et les adresses des uns et des autres. Passionnant.
Quatre albums pour retracer la vie d’un authentique héros mort pour la France, quatre lectures indispensables au moment où des projets de lois restreignant les droits des étrangers, quatre lectures qui rappellent que pendant que des Français collaboraient avec l’occupant nazi pour battre la démocratie et la République, des étrangers ont donné leur vie pour garantir la liberté de tous.
Vivre à en mourir. Laurent Galandon (scénario), Jeanne Puchol (dessin). Le Lombard. 92 pages. 18,45 euros.
Du sang dans la clairière – Mont Valérien 1941-1944. Tal Bruttmann et Antoine Grande (scénario). Efix (dessin, couleurs). Éditions Ouest France. 90 pages. 19,90 euros.
Missak, Mélinée et le groupe Manouchian. Jean-David Morvan (scénario), Thomas Tcherkézian et Charlotte Lebreton (dessin), Hiroyuki Ooshima (couleurs). Dupuis. 160 pages. 25,00 euros.
Missak Manouchian, une vie héroïque. Didier Daeninckx (scénario), Mako (dessin), Dominique Osuch (couleurs). Les Arènes et ministère des Armées. 120 pages. 22,00 euros.