Monsieur désire ? Les confessions d’un jeune lord dépravé dans l’Angleterre victorienne
À Londres, à l’avènement de la reine Victoria (1837), « l’ordre social repose sur des conventions tacitement acceptées. Chacun sa place, chacun son monde. »* Dans un scénario bien ficelé, Hubert raconte une histoire d’amour impossible entre un jeune lord qui se voue corps et âme au plaisir et l’une de ses servantes, devenue son ange gardien. Agréablement illustré par Virginie Augustin, Monsieur désire ? nous dépeint les tourments de l’un et l’autre, chacun exprimant à sa façon l’envie de briser les convenances pour donner un sens à sa vie.
Londres, 1840. Sir Edouard est un jeune lord qui s’est donné la peine de naître et dont l’existence n’obéit qu’à une seule règle : l’abandon de soi par la jouissance sexuelle. Éduqué comme tous ceux de son rang, son destin bascule à l’âge de 13 ans lorsqu’une amie de sa mère l’initie aux plaisirs de la chair. Par allusions explicites, sir Edouard prouve qu’il a lu les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782). On peut sans peine imaginer qu’il a aussi fréquenté l’œuvre du marquis de Sade et qu’il ne renie pas le mythe de Don Juan, à l’abondante littérature. Toute ceci achève de le convertir à sa nouvelle religion : le libertinage. Il lui faut séduire et vaincre les réticences de n’importe quelle femme – quel que soit son rang. Il se doit de mépriser certaines conventions hypocrites engluées dans le puritanisme. En fait, par goût immodéré pour la transgression et l’immoralité, par désœuvrement parfois, sir Edouard jette chaque nuit toute son ardeur à se procurer des extases nouvelles. À chaque fois il lui faut une dose plus forte, des sensations plus intenses pour se sentir vivant.
Bien servi par le dessin ni trop suggestif, ni trop prude de Virginie Augustin, Hubert décrit les frasques sexuelles de son héros, dans une prose aux dialogues chatoyants, très inspirée par le divin marquis. Son scénario entre cependant dans sa vraie dimension au petit matin du 11 février 1840, par un effet collatéral du mariage de sa majesté Victoria avec le prince de Saxe-Cobourg. Après sa nuit habituelle de débauche, sir Edouard n’est pas pris en charge, comme à l’accoutumée, par son majordome, mais par une servante entrée depuis peu à son service, Lisbeth. Contre toute attente, alors que la règle exige encore qu’un domestique et son maître n’échangent jamais le moindre regard, une relation singulière s’instaure entre ces deux êtres que tout oppose : la naissance, le rang, les traits, la grandeur d’âme aussi.
Au-delà de la romance impossible qui pourrait naître entre ces deux jeunes gens, cet album montre tout un pan d’histoire sociale anglaise à l’aube du règne victorien. Si un vent de liberté a soufflé suffisamment fort pour doter le pays d’un régime assez moderne dès le début du XVIIIe siècle, cet élan se brise sur les réalités économiques du XIXe siècle. La révolution industrielle fabrique autant de cotonnades que d’ouvriers pauvres. Et le statut de la domesticité semble figé dans des temps féodaux : de par sa fortune et de par son rang, sir Edouard entretient une armée de servantes et de valets, dont la gestion est déléguée à une gouvernante et un majordome, véritables maîtres en second du logis. Tout puissants parce qu’ils ont, eux, le droit de s’adresser au maître, miss Oliver et mister James se montrent arrogants et méprisants à l’égard de Lisbeth et de ses semblables pour se donner l’illusion d’avoir un pied dans le beau monde.
Outre les indispensables figures de méchants incarnées par la rigide miss Oliver et le jaloux mister James, cet album tient aussi la distance grâce à quelques personnages secondaires très attachants. Citons le seul soutien de Lisbeth dans la maisonnée, Madge, la cuisinière ordinaire qui se présente cyniquement comme une esclave sous-chef après trente ans de bons et loyaux services. N’oublions pas Archibald, le seul ami véritable d’Edouard, qui devient le miroir des confidences de son ami à sa servante. Le dernier charme de cette histoire, auquel le trait léger de Virginie Augustin n’est pas étranger, est de réussir à emporter le lecteur vers un dénouement aussi subtil que plausible. Il n’était pas évident de se sortir du piège d’une rencontre aussi manichéenne. Lisbeth est la Belle, une âme pure et généreuse qui rêve aussi dans la solitude de sa chambre. Edouard est la Bête, un être pervers, suicidaire et névrosé dont on veut croire à la rédemption. Qui de ces deux amants platoniques sauvera l’autre, la servante au cœur noble ou le lord prisonnier des statuts sclérosants de son ordre ?
Les dernières scènes bien maîtrisées par Virginie Augustin éclairent tout l’album d’une lumière douce et apaisante. Dans un monde débarrassé des codes sociaux du Vieux continent, tout semble encore possible, un peu comme si l’océan mettait une partie du monde civilisé à l’abri des ravages de la condescendance.
* Monsieur désire ? p.73.
Monsieur désire ?. Hubert (scénario). Virginie Augustin (dessin et couleurs). Glénat. 128 pages. 17,50€
Les 5 premières planches :