Mousquetaire : « un roi pour tous, tous pour le roi », nouvelle devise de d’Artagnan ?
Le plus célèbre des bretteurs gascons se retrouve à nouveau sous les feux de l’actualité. Mais dans leur album sobrement intitulé Mousquetaire, Fred Duval et Florent Calvez nous dépeignent un héros sombre, aux antipodes de l’ingénu provincial de Dumas ou du bondissant Gene Kelly dans la version hollywoodienne de 1948. Le pari est audacieux : faire de l’emblématique et chevaleresque défenseur du Bien le froid serviteur de la raison d’État, aux ordres de Louis XIV et de Colbert.
Avant de devenir un héros de roman, Charles de Batz de Castelmore, comte d’Artagnan et de Montesquiou a bel et bien vécu. Né vers 1615 dans une famille de petite noblesse gasconne, il choisit le métier des armes et intègre la compagnie des Mousquetaires du Roi en 1644. Après la dissolution de cette compagnie par le tout puissant Mazarin en 1646, il accomplit pendant la Fronde (1648-1653) plusieurs missions au service du cardinal ministre et du jeune Louis XIV, dont il gagne simultanément la confiance. Ce dévouement et cette loyauté lui valent de devenir le commandant de la première compagnie des Grands mousquetaires recréée en 1657. Le rapprochement avec Louis XIV s’accentue sans doute en 1660, quand d’Artagnan escorte le monarque se rendant à Saint-Jean-de-Luz pour y épouser l’infante Marie-Thérèse d’Espagne.
Le tournant de l’année 1661 s’annonce. Après la mort de son mentor Mazarin, Louis XIV décide, du haut de ses 22 ans, d’assumer seul le gouvernement des affaires du royaume et d’abaisser ses ministres et secrétaires d’État au rang de conseillers avisés ou d’exécutants zélés. Cela n’éteint évidemment pas les ambitions personnelles. Celui qui comprend le plus vite les perspectives qu’ouvre cette nouvelle ère est Colbert. Fort de sa devise (« Pour le roi souvent, pour la patrie toujours »), il met sa phénoménale capacité de travail au service de Louis XIV, pendant que, fidèle à la couleuvre de ses armoiries, il prépare méticuleusement l’étouffement de son rival, Nicolas Fouquet.
Le 5 septembre 1661, à l’issue du conseil qui se tient à Nantes, Louis XIV ordonne à d’Artagnan d’arrêter le surintendant des Finances. Ce dernier tombe officiellement sur l’accusation peu étayée de préparer un complot (« plan de Saint-Mandé ») depuis sa forteresse de Belle-Île, mais surtout pour des malversations commises du temps de la Fronde. Il a surtout le tort d’être un obstacle sur la route du pouvoir absolu (qui passe évidemment par le contrôle direct des Finances par le roi) et d’avoir déplu à sa Majesté par le faste mémorable de la fête qu’il donna en son château de Vaux-le-Vicomte le 17 août.
Le scénario imaginé par Fred Duval s’ancre dans cette période de cristallisation du pouvoir absolu. Un homme, le duc de Cambre, détient les preuves que toutes les opérations réalisées par Fouquet pour procurer de l’argent au trésor royal constamment insolvable l’ont été avec l’assentiment du roi et de Colbert. Autrement dit que Fouquet est la victime et non l’instigateur du complot. En apprenant la nouvelle de l’arrestation de son ami et protecteur, de Cambre se sent menacé et confie à trois de ses amis des lettres attestant de ses dires. Sage précaution… Dans cette époque où il est bon d’avoir un puissant protecteur, la trahison n’est jamais bien loin. L’existence de ces lettres arrive aux oreilles de Colbert. Un peu en résonance avec l’affaire des ferrets, voilà d’Artagnan chargé de les récupérer et de mettre leurs détenteurs hors d’état de nuire. Il est secondé dans cette mission par le fidèle Portau et le jeune mousquetaire Alexandre de Bastan, qui s’est engagé dans cette compagnie par admiration pour son chef et qui rêve de devenir un d’Artagnan « dumassien ». À la poursuite du porteur de la troisième lettre, l’écrivain Claude Le Bray, parti se mettre sous la protection du prince de Condé au château de Grignan, Alexandre et Portau croisent la sublime Éloïse de Grainville, dame de compagnie de la comtesse de Grignan en route pour son château. C’est le coup de foudre. Mais Alexandre ignore que la nymphe dont il vient de tomber amoureux n’a pas exactement le profil de Constance de Bonacieux. Sa trajectoire est en effet guidée par madame de Locuste, dont la science des poisons et l’entregent à la Cour laissent augurer quelque coup diabolique.
Dans des décors impeccables (mention spéciale au travail sur les palais, cathédrales, forteresses et scènes urbaines en général), Florent Calvez donne vie à ces intrigues palpitantes, promises à de nombreux rebondissements quand s’affronteront les réseaux encore vivaces des Grands et autres princes de sang. À la fin du premier épisode sur quatre annoncés, le capitaine d’Artagnan devenu le geôlier de Fouquet dit à son disciple Alexandre : « il est possible que nous ayons à nous salir les mains durant cette petite escapade ». La distanciation avec l’œuvre dumassienne est réussie : chaque mousquetaire de cette aventure est un homme seul, discipliné, sans esprit de corps et sans ami. Les auteurs ont réussi un astucieux glissement par rapport à l’œuvre originelle. Dans le roman de 1844, après avoir pris sous son aile l’impétueux Gascon débarqué à Paris des rêves plein l’épée, Athos combat l’hydre malfaisante ayant pour têtes Milady de Winter, Richelieu et la raison d’État naissante. Ensemble, Athos et ses trois compagnons éradiquent le Mal en condamnant à mort l’intrigante Milady. Dans Mousquetaire, ces valeurs de Bien et de Mal n’ont plus cours. Le service de l’État commande. Si Colbert ne se substitue pas à Mazarin comme principal ministre, il se fait le dévoué serviteur du roi donc de la puissance publique. À son échelon, d’Artagnan exécute les ordres, sans atermoiement. Tout au long de leurs prochaines aventures, le jeune Alexandre de Bastan peut s’apprêter à recevoir de son parangon une éducation au fort goût d’obéissance.
Mousquetaire. Fred Duval (scénario). Florent Calvez (dessin). Delf (couleurs). Ugo Pinson (couverture). Delcourt. 64 pages. 15,50 €
Les 5 premières planches :
(c) Editions Delcourt 2016 – Duval, Calvez pour toutes les images