Mussolini mis à nu dans Le Journal de Clara
Au cœur des dernières années de l’Italie fasciste, Le Journal de Clara s’invite aux côtés de Mussolini, à travers les yeux de sa maîtresse Clara Petacci. Clément Xavier et Pauline Cherici adaptent avec finesse et énergie le journal intime de la jeune femme pour dresser en filigrane un portrait sans concession du Duce. L’imposture du maître de l’Italie de l’entre-deux-guerres n’en est que plus flagrante.
60 ans. Il aura fallu 60 ans au gouvernement italien pour déclassifier un document, un témoignage de première main sur l’intimité de Benito Mussolini. C’est dire à quel point tout ce qui touche au Duce est encore un sujet sensible en Italie. Ce document est un journal intime, celui de Clara Petacci, née en 1912 à Rome, qui devient la maîtresse du maître de l’Italie en 1936. Leur liaison dure jusqu’en 1945, lorsque les deux amants sont arrêtés par un petit groupe de partisans à Dongo sur la rive du lac de Côme, et rapidement exécutés. Quelques semaines auparavant, Clara avait confié son précieux manuscrit à la comtesse Rina Cervis, qui l’enterre dans son jardin à la Libération. Cinq ans plus tard, une perquisition de la police à son domicile met au jour le journal intime, qui est aussitôt placé sous le sceau du secret défense jusqu’au milieu des années 2000.
Qu’y a-t-il donc de dangereux pour l’Etat italien dans les écrits de Clara Petacci ? Vous le saurez en lisant Le Journal de Clara, qui suit la vie du couple adultérin à travers les yeux de la jeune femme, depuis leur rencontre inopinée en 1932, jusqu’à la pendaison par les pieds de leur cadavre sur la Piazzale Loreto à Milan le 28 avril 1945. Pauline Cherici et Clément Xavier se sont appuyés sur la publication aux éditions Rizzoli de Clara Petacci – Mussolini segreto (2009), qui reprend le texte du journal intime de la jeune femme pour les années 1932-1938. A noter tout de même, et ce n’est pas sans importance, que les auteurs se sont quelque peu affranchis de la véracité historique pour certains détails. On peut par exemple souligner que la scène d’introduction, qui montre la jeune Clara, avec sa sœur Myriam dans la voiture de ses parents avec le chauffeur de la famille n’est pas exacte. Se trouve en effet également dans le véhicule sa mère Giuseppina et les circonstances de sa première rencontre avec Mussolini ont été modifiées. De même, plus loin, son mari Riccardo Federici est représenté beaucoup moins athlétique et plus jeune qu’en réalité.
Alors que trouve-t-on dans Le Journal de Clara ? Avant tout le portrait d’une jeune femme de son temps, et de la haute bourgeoisie, qui est propulsé dans les plus hautes sphères de l’Etat grâce à sa relation avec le plus puissant des Italiens. Clara est naïve (elle rencontre le Duce à 20 ans et est en couple avec lui à 24), fascinée par un homme dont on lui a toujours vanté les mérites, amoureuse de la force brute que dégage Mussolini, mais au fil du temps elle apprend à user de son charme pour manœuvrer les hommes à son avantage ou celui de sa famille. En filigrane de ce portrait de femme apparaît bien évidemment une époque et les différents événements qui jalonnent les quinze dernières années de l’Italie fasciste, vus depuis les sommets du pouvoir. L’un des points les plus intéressants est l’évolution des rapports entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, et plus particulièrement entre Mussolini et Hitler. Au début de l’album, le rapport de force commence à s’inverser. Le Duce – l’original – est dépassé par le Führer – la copie (p.61). Ce défi pousse Mussolini à durcir son attitude. Le petit jeu entre les deux dictateurs, très bien rendus dans l’album (notamment lors de la visite de Mussolini en Allemagne en septembre 1937 p.274), pourrait faire sourire s’il n’impliquait des millions de morts.
Mais le point fort du Journal de Clara, qui valut certainement l’isolement aux écrits de la jeune femme, est la description fine et méticuleuse de la psychologie et des mœurs de Mussolini. Le fils d’un forgeron et d’une institutrice, né dans une petite ville d’Émilie-Romagne, capable d’accès de violence dans sa jeunesse, apparaît comme un rustre, doublé d’une force de la nature, obsédé par son corps. Mais dans le même temps, la présence de Clara révèle d’autres facettes du personnage. “Je me suis fait tout petit devant une poupée” aurait dit Georges Brassens. C’est le cas du Duce, capable de lire de la poésie et de faire la cour avec romantisme à sa jeune maîtresse (p.212). Tout en disposant d’un appétit sexuel débordant au point de tromper éhontément sa femme, de reporter un conseil des ministres pour faire l’amour à Clara (p.247), d’imposer à la jeune femme des pratiques SM à coups de cravache (p.297) ou de mater aux jumelles l’anatomie des adolescentes dansant pour la fête des dix ans de la marche sur Rome (p.46).
Le Journal de Clara met en lumière les nombreux travers de l’ogre italien. Tour à tour colérique, fanfaron, versatile, fort avec les faibles et faible avec les forts, imbu de sa personne, impitoyable, séducteur, menaçant, grossier, le Duce n’est pas à son avantage. Il n’empêche, Mussolini est parvenu à prendre le pouvoir en Italie puis à être soutenu par une large partie de la population. En ce sens, l’une des qualités du Journal de Clara est de pointer du doigt l’insidieux pouvoir de séduction de la rhétorique fasciste.
Le Journal de Clara. Clément Xavier (scénario). Pauline Cherici (dessin). Actes Sud L’An 2. 398 pages. 28 euros.
Les 10 premières planches :