Révolution, II. Égalité : la révolte court toujours
Trois ans après la sortie remarquée de l’album Révolution, I. Liberté (Fauve d’or 2020 au Festival d’Angoulême), Florent Grouazel et Younn Locard nous régalent avec une suite très attendue. Révolution, II. Égalité – livre 1 est d’une autre couleur : finies les exaltations de 1789, l’année 1791 est celle du retour à l’ordre et à la loi. Les personnages qu’on avait eu plaisir à découvrir dans le premier volume ont encore gagné en ampleur et en finesse, à l’image du travail de leurs créateurs.
Florent Grouazel et Younn Locard nous emmènent de nouveau dans les méandres de la Révolution, à Paris mais aussi à Bordeaux et jusque dans les campagnes françaises, où l’abolition des privilèges est encore loin d’être une réalité. L’album s’ouvre avec la conspiration aristocratique ratée des « chevaliers du poignard » en février 1791 et se termine avec l’échec de la fuite du roi et la fusillade du Champ-de-Mars, où Lafayette fait tirer sur le peuple venu se rassembler pacifiquement. Qu’on se le dise d’emblée : si à la fin du premier tome, on espérait voir confirmées les libertés acquises et advenir des jours meilleurs pour les personnages, on en sera ici pour ses frais. En 1791, les députés entendent bien sécuriser leur position à la tête du nouveau gouvernement et imposer leur(s) loi(s). La République, timidement espérée par certains, est encore loin d’être proclamée.
Encore une fois, le récit de Florent Grouazel et Younn Locard frappe par son intelligence et sa densité, aussi bien que par l’ampleur du travail préparatoire qu’il a nécessité. Comme le fait remarquer l’historienne Dominique Godineau dans sa postface, « ils nous font vivre les évènements de l’intérieur, avec celles et ceux qui tout à la fois les construisent et sont parfois ballotés par l’incertitude du moment, sans tout maîtriser ». On retrouve en effet la volonté d’éviter toute vision pédagogique ou téléologique pour aller au plus près du ressenti des personnages, des évènements qu’ils vivent (ou ratent), ressentent, comprennent (ou ne comprennent pas), de ce qu’ils en pensent et en disent. A ce regard au ras du pavé, ils articulent une réflexion « méta » sur la fabrique de l’évènement, de l’opinion et de l’information, en mettant plus encore l’accent sur la circulation de la presse, des caricatures, les usages de lecture aussi bien chez les aristocrates que parmi les ouvrièr.e.s. A tous les niveaux de la société, l’information comme l’émotion circulent vite, et la rumeur plus encore. Jamais la Révolution n’apparaît comme un enchaînement linéaire d’évènements, des cases à cocher dans un récit attendu. Tout au contraire, il semble qu’à tout instant le récit pourrait bifurquer, le lecteur perdre le fil puis le retrouver, tout comme les personnages qui découvrent la Révolution au fur et à mesure qu’elle advient.
Le lecteur retrouve la plupart des personnages qu’il avait laissé au premier tome. Ils ont évolué, se sont aguerris et ont gagné en complexité. Abel de Kervélégan, transfuge de classe exemplaire des bouleversements sociaux engendrés par la Révolution, toujours aussi maladroit et attachant, travaille comme agent commercial pour son frère député Augustin. Ce dernier, qu’on découvre en parfait capitaliste, a accueilli Louise comme domestique dans sa maison. Il veut sans cesse connaître ses opinions mais ne l’écoute jamais vraiment. Louise gravite entre cette maison cossue et son groupe d’amies ouvrières, tandis que sa sœur Marie survit toujours dans les rues, habillée en garçon… Bon an mal an, chacun tente de faire son chemin au cœur des évènements, voire de les infléchir. C’est le cas d’un nouveau personnage, Isabelle du Cabanel, propriétaire métisse chassée de Saint-Domingue pour avoir rendu leur liberté aux esclaves qui travaillaient pour elle et leur avoir donné des parts dans son exploitation. Son arrivée ouvre le récit sur les vifs débats concernant l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises (le commerce triangulaire n’a jamais été aussi florissant que durant les deux décennies précédant l’abolition en 1794). C’est elle l’autrice des lettres placées en tête de chapitres, qui aident le lecteur à se retrouver dans le foisonnement du récit. Elle s’ajoute à la galerie étoffée des personnages féminins, dont le rôle a longtemps été négligé par l’historiographie, et à qui les auteurs redonnent toute leur place.
Si le début du récit est un peu abrupt, il s’éclaircit rapidement, d’autant que la postface de Dominique Godineau, historienne du rôle des femmes du peuple pendant la Révolution, apporte un éclairage passionnant. Le travail du rythme et des couleurs est plus abouti encore que dans le précédent volume. Les auteurs ont cette fois travaillé avec un coloriste, Joal Grange, enrichissant la palette rompue, « sablonneuse », développée dans le tome précédent, d’ambiances colorées parfois saturées de bleu marine, rouge vif ou jaune, quasi expressionnistes. De somptueuses double-pages parsèment toujours le récit, notamment des vues cavalières qui plongent le lecteur dans l’ambiance de l’époque, des allées des Tuileries au port fourmillant de Bordeaux.
Un deuxième tome particulièrement réussi, donc, qui emportera le lecteur au cœur de la Révolution, avec plus de virtuosité encore. La série est en passe de s’imposer comme celle qu’il faut lire si l’on veut saisir toute l’ampleur de l’évènement révolutionnaire et la vivacité de son héritage aujourd’hui. Car tel est bien l’objectif des auteurs : raconter la Révolution, oui, mais la réactualiser, plus encore.
Révolution T2 Egalité Livre 1. Florent Grouazel et Younn Locard (scénario et dessin). Joel Granges (couleurs). Actes Sud / L’An 2. 300 pages. 28 euros.
Les quinze premières planches :