S’en fout la mort, en Guinée le destin des garibous n’est jamais écrit
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’histoire débute sur la mer qui borde la Guinée. Géant et Amadou rentrent au port. Tout semble paisible mais Amadou fracasse le crâne de son ami et le jette à la mer… La suite du livre est un long flash-back qui amène le lecteur à comprendre cette scène d’introduction. Avec S’en fout la mort, Arnaud Floc’h, grand connaisseur de l’Afrique, de sa culture et de son histoire, tricote une remarquable intrigue qui tient du roman politique, du polar, du récit de fraternité, et au final d’une profonde réflexion sur le destin et les façons de le réécrire.
Géant n’a qu’un seul objectif : construire des orphelinats pour les enfants des rues de Conakry. Pour réunir les sommes voulues, il est prêt à plonger son affaire de transport maritime dans des petits trafics illégaux. De fil en aiguille, il embarque sur une pirogue huit personnes qui souhaitent quitter la Guinée. Huit profils bien différents (un leader communiste, un musulman radicalisé, des animistes et des enfants des rues) qui se rejoignent sur un passé commun.
S’en fout la mort est le 25e album d’Arnaud Floc’h, un auteur dont les récits profondément humanistes font très souvent le pont entre histoire et actualité. Nous avons eu envie d’en savoir plus sur lui et sa façon de travailler.
Cases d’Histoire : Vous nous disiez avant de commencer l’entretien que vous vous sentiez plus écrivain ou scénariste que dessinateur, l’histoire de S’en fout la mort est particulièrement bien écrite, bien ficelée, la mécanique bien huilée. On navigue avec bonheur entre thriller, roman politique, histoire de genre, roman d’amitié…
Arnaud Floch : Merci beaucoup, il y un peu de tout ça. Pour y arriver, je mets énormément de temps à les écrire. Je peux prendre sept ans pour écrire une histoire. Je peux dessiner d’autres choses en même temps mais je passe énormément de temps à construire mes histoires. Je cherche toujours a voir ce qu’on peut retirer ou ajouter dans un récit comme S’en fout la mort. Cette histoire mêle du politique, du social, des relations amicales, il faut que toutes ces intrigues soient équilibrées mais par-dessus tout, et parce que j’aime ces bandes dessinées, je garde en tête que c’est l’aventure qui guide l’ensemble.
CdH : Les personnages de cet album sont particulièrement bien construits. On sent que vous leur portez une attention très soutenue. Comment les travaillez-vous ?
AF : Un personnage n’est pas là par hasard. Je me fous qu’il soit noir, blanc, bleu ou vert, grand ou petit comme dans certaines BD qui montrent cette fausse diversité. Pour moi un personnage n’existe qu’en fonction de son passé, de sa famille, de son éducation. Une fois que j’ai ça, il peut devenir sympathique, voleur, tricheur, un homme de bien. Tout ça se travaille comme le sculpteur travaille un morceau de glaise. On ajoute de la matière, quelquefois, on en retire. Partant de cette matière, le travail n’est pas fini. Le plus long est la création de l’ensemble des liens qui unissent les personnages, les interactions entre eux. Leur passé commun d’enfants martyrs permet d’ouvrir beaucoup de piste par les conséquences de ce passé. J’ai surtout travaillé les rapports d’affections et de dominations entre les protagonistes qui sont le résultat de leurs rapports passés et de leurs expériences.
CdH : Pourtant quand on lit votre album, on constate qu’il faut finalement très peu d’informations pour créer et caractériser un personnage et le faire évoluer par rapport aux autres.
AF : Oui, pour reprendre l’image de la glaise, quand j’ai fini de monter le physique émotionnel du personnage, je dois lui trouver une bonne raison d’être là où il est. Pour reprendre l’image du sculpteur, cette étape est celle de l’affinage, je retire de la matière, jusqu’à l’os, pour ne garder que le strict minimum comme je l’ai fait pour les personnages de Géant et de Koné. Ces personnages sont d’une apparente simplicité et pourtant, quelle richesse potentielle. C’est le meilleur moyen pour que les lecteurs aillent à l’essentiel quand ils découvrent le personnage.
CdH : On a presque le sentiment que l’histoire n’est pas si importante ?
AF : Pour moi, c’est le cas. L’histoire passe après les personnages car ce sont eux qui créent l’histoire. Avec de bons personnages, leurs caractères fait surgir l’histoire. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est François Truffaut.
CdH : S’en fout la mort se passe en Afrique, et plus précisément en Guinée. Est-ce que la désignation de ce pays est importante ou est-ce une évocation générique de l’Afrique ?
AF : Le pays importe beaucoup. La Guinée, c’est Sekou Touré qui envoie chier de Gaulle et ça, ça mérite un Oscar. C’est un pays qui s’est dirigé lui-même sans que Jacques Foccart et de Gaulle ne puissent placer leurs pions délétères. C’est un pays qui s’est gouverné tout seul, livré à lui-même.
CdH : Est-ce que vous pouvez nous raconter le début de l’histoire de S’en fout la mort ?
AF : Oui. L’histoire est à la fois simple et tortueuses. Je voulais parler des petits garibous, ces enfants des rues qui sont recueillis par de faux imams qui les réduisent en esclavage et n’hésitent pas à les éliminer quand ils ne servent plus à rien. Je mets en scène plusieurs enfants qui ont vécu ça ensemble mais qui s’en sont sortis en suivant des chemins différents. En commençant par le héros, Géant, un homme d’affaire. Il construit et exploite des pirogues mais comme son copain Koné, il n’a qu’un but, construire des centres d’accueil dignes de ce nom et remplacer les imams trop traditionalistes. Géant est musulman mais il vit dans un monde moderne.
CdH : Vous connaissez bien cette histoire ?
AF : Je me suis inspiré de mon expérience personnelle. Après le 11 septembre 2001, j’ai vu l’Afrique noire francophone évoluer vers un monde nouveau. Les islamistes populistes ont cherché à s’emparer du peuple qui n’a pas envie de sortir de l’Islam qu’il pratique paisiblement depuis longtemps. A côté de cela, les chrétiens ou les animistes n’ont aucune envie de se mêler de ces querelles. Jusqu’à l’arrivée des bandes de tarés, tous ce petit monde s’entendait parfaitement. S’il y a un continent qui souffre de l’Islam violent, c’est l’Afrique et ce sont les musulmans qui en souffrent le plus.
CdH : D’où vous vient cette passion pour l’Afrique ?
AF : J’y suis arrivé à trois mois et reparti à 16 mais l’Afrique m’a manqué. J’y suis retourné dans des conditions un peu précaires, au Niger par exemple. J’ai fait des voyages vers ce continent en restant toujours conscient que je n’étais qu’un touriste. Les Européens qui « s’africanisent » me mettent hors de moi. C’est un peu comme des scouts ou des humanitaires qui veulent montrer aux Africains comment on construit une ruche. J’ai toujours beaucoup d’amis là-bas.
CdH : Qu’est ce qui vous attire, qu’est ce qui vous manque de l’Afrique ?
AF : Plein de chose ! En Afrique, je peux enlever mes chaussures, marcher pieds nus, je me sens bien comme ça. J’aime m’asseoir sous un manguier. Il n’y a pas de bruits, dans les campagnes encore moins qu’en ville. Les nuits sont silencieuses, les gens vivent avec le soleil. Il n’y a pas sans cesse de la musique comme on le pense. J’aime la tranquillité en Afrique. Dans les campagnes, les gens sont très respectueux
CdH : On sent dans S’en fout la mort que vous connaissez bien ce continent et l’histoire de ces habitants. Contrairement à beaucoup de BD sur l’Afrique, on s’y sent immergé. Ce n’est pas une réalité plaquée.
AF : Je m’applique en tant qu’homme dans mon écriture, plus que comme auteur et j’y mets de l’expérience, du ressenti. Dans cet album, j’ai voulu montrer les non dits, les secrets, car comme les gens sont très pauvres, faire aboutir une idée prend beaucoup de temps. Il faut tenir sa langue pour éviter qu’on vous pique l’idée. Il faut être prudent et doux car la violence arrive vite. Ce mélange de populations, d’ethnies qui ne se comprennent pas toujours car ils ne parlent pas toujours la même langue.
CdH : Vous dites qu’il faut être doux en Afrique pourtant votre album est plein de violence avec un homme politique qui fuit son pays, l’arrivée des businessmen chinois sans scrupules, un ami de Géant qui est un chef mafieux, des enfants pourchassés…
AF : Oui, quand je parle de douceur, je parle plus de langueur et d’empathie. En effet, les rapports politiques et sociaux sont rapidement violents car il faut défendre sa peau. Souvent, on ne sait pas de quoi sera fait demain, il ne faut pas faire de cadeau pour vivre.
CdH : Pour évoquer l’histoire de ce continent, je voudrais qu’on parle de cet homme politique, ATK, qui demande à Géant de lui faire traverser la mer pour se mettre à l’abri. C’est le personnage qui subit la plus grande évolution, il change du tout au tout entre le début et la fin du récit. D’où vient il ?
AF : Je le connais un peu. Il pourrait être le père d’un ami malien. C’est quelqu’un qui vient de la brousse, un homme simple qui n’a jamais renié ses idées. Il a monté sa vie autour de ça, il a fait attention à rester africain et à ne pas singer les politiques européens tout en fréquentant ceux qui ont fait carrière ou leurs études en Europe. C’est lui qui fait venir les marxistes chinois mais ça ne lui convient pas, ce n’est pas sa façon de voir le monde. Il ne veut pas devenir l’affreux complice des commerçants chinois qui veulent bouffer l’Afrique. Au fond, c’est un gentil. Il reste communiste et dans sa famille. C’est pour ça que j’ai intégré dans le récit sa famille animiste avec l’histoire de cet enfant mort empoisonné. Je voulais montrer le paradoxe de ce matérialiste qui conserve ses racines animistes et fétichistes. Il croit encore au Grand Coq comme on dit au Mali.
CdH : Pourquoi ce titre ? A-t-il une signification particulière pour l’Afrique ?
AF : Je n’ai rien inventé, il y a un film de Claire Denis, un livre aussi qui porte ce titre. C’est un terme générique en Afrique de l’Ouest qui dit que les gens peuvent prendre des véhicules de toutes sortes en dépits des risques qu’il y a à monter dedans. Ça peut être un bateau percé, un camion qui n’a pas de volant, il n’y a pas de limites. Au-delà des véhicules qu’ils appellent “S’en fout la mort”, ça décrit une façon de vivre. Si il faut prendre 40 personnes dans un bus, on le fait, si il faut rouler à 80 à l’heure sur une route défoncées sans amortisseurs, et bien on le fait. Ce ne sont pas des peureux les Africains.
CdH : Je regardais votre production. Il y a beaucoup d’albums dont un grand nombre sur l’Afrique ou sur les Etats-Unis. Est-ce qu’il y a un lien entre tous ces albums ?
AF : Je crois. C’est d’abord lié à des choses qui me passionnent personnellement comme la ségrégation aux Etats-Unis. Sur l’Afrique, c’est la même chose. Je pense à un de mes livres préférés, Le Carrefour, que je n’ai pas dessiné car je savais que je ne pourrais pas. J’ai confié le dessin à Grégory Charlet qui avait arrêté la bande dessinée et qui a été séduit par le scénario. Je parle de ce récit car il est un peu à la base de tous les autres. C’est la désobéissance. J’ai placé l’histoire en mai 68, dans une famille fracturée qui vit dans un village en souffrance car beaucoup d’enfants sont morts dans un accident de car. Ça me permettait de montrer cette désobéissance sous plusieurs formes : dans les familles et dans la société avec mai 68. Celui-là aussi j’ai mis sept ou huit ans à l’écrire. C’est la même chose avec Mojo Hand (éditions Sarbacane, 2019) ou Derniers jours de la courte vie d’Emmett Till (éditions Sarbacane, 2015).
CdH : Dans S’en fout la mort, les héros désobéissent pour échapper au destin funeste qu’on leur prédit.
AF : Et pourtant, les forces contraintes sont puissantes. Ils désobéissent pour progresser, seul l’obscurantiste fondamentaliste ne désobéit pas.
CdH : Avant de nous quitter, je voulais évoquer avec vous, votre passion pour les albums petit format qu’on trouvait, jadis, dans les maisons de la presse. On peut suivre régulièrement vos trouvailles sur votre page Facebook. Pourquoi collectionner ces éditions ?
AF : ça occupe ma vie, je les collectionne depuis que j’ai sept ans. Depuis 25 ou 30 ans, ce qui me passionne est de pouvoir mettre un nom d’auteur sur une série. On est quelques-uns à faire ça. Peu de gens connaissent les auteurs de Akim ou Zembla, pour prendre les plus connus. On passe notre vie à découvrir pourquoi tel ou tel dessinateur italien est venu à Lyon pendant 6 mois. Finalement, c’était pour dépanner un copain malade. Aucun d’entre eux n’a eu le droit de signer son travail. Quand je découvre un album non signé et que je peux donner un nom à son auteur, c’est une chose qui me rend heureux.
S’en fout la mort. Arnaud Floch (scénario et dessin). Sarbacane. 144 p. 22,50€
Quelques planches de S’en fout la mort