Si je reviens un jour… : les derniers mois d’une lycéenne juive à Paris sous l’Occupation.
En 2010, dans un placard du lycée La Fontaine à Paris, sont retrouvées par hasard quelques lettres et une Bible dans une sacoche. Il s’agit d’une partie de la correspondance échangée d’août 1942 à janvier 1944 entre la lycéenne Louise Pikovsky et sa professeure de latin-grec, Anne-Marie Malingrey. Intriguée par cette réapparition, la journaliste Stéphanie Trouillard a enquêté et réalisé un web-documentaire* qu’elle adapte aujourd’hui pour le 9 e art. Dans Si je reviens un jour…, elle retrace en compagnie de Thibaud Lambert les derniers mois de Louise, une lycéenne atypique, au travers de sa relation forte avec son enseignante adorée.
Élève brillante au lycée Jean de la Fontaine, dans le 16e arrondissement de Paris, Louise Pikovsky aurait pu traverser les heures sombres de l’Occupation en ne souffrant que des restrictions et des privations ordinaires de l’époque. Mais cette jeune fille blonde aux yeux bleus, deuxième enfant d’une famille de quatre résidant à Boulogne-Billancourt, a un autre destin : elle est israélite, donc légalement discriminée depuis le Statut des Juifs d’octobre 1940 et astreinte au port de l’étoile jaune depuis la 8e ordonnance allemande en zone occupée du 6 juin 1942. Cruelle ironie du sort, son père Abraham et toute sa famille avaient fui l’Ukraine russe des pogroms et gagné la France en 1905. Prudemment, ses parents avaient francisé le prénom d’Abraham en Albert, celui de son frère Ismaël en Michel et celui de sa sœur Rebecca en Renée. À 9 ans, une nouvelle vie commençait alors au pays des Droits de l’Homme et de la laïcité. Débrouillard et volontaire, Abraham s’intègre économiquement et socialement, épouse Barbe-Brunette Kohn (la petite fille du grand rabbin de Colmar et surtout la sœur du futur résistant Samuel Kohn**) en 1926. Apothéose de son intégration, il est naturalisé par décret le 14 janvier 1937. Il se persuade, ainsi que toute sa famille, que cette consécration républicaine couronne son parcours et qu’elle sera le rempart à la menace brune qui infeste l’Europe dans les années 1930. Hélas, le gouvernement de Vichy le déchoit de sa nationalité par décret en mars 1941. Son immunité envolée, Abraham/Albert devient une cible de choix pour la politique de collaboration antisémite de Laval et Pétain.
Dans ces circonstances pesantes, Barbe, Jean, Lucie, Annette et Louise sont le seul refuge et le seul horizon d’Abraham. Arrêté le 16 juillet 1942, libéré miraculeusement de Drancy le 1er septembre suivant peut-être grâce à l’intercession de l’UGIF***, il comble les siens de joie à son retour mais n’est plus dupe du danger imminent. Lors de la dernière réunion familiale à Joinville en août 1943 (racontée pages 58 à 61), à laquelle prennent aussi part des oncles, tantes et cousins de Louise (et qui s’achève par la photo de couverture de l’album), les pires craintes sont exprimées par les parents de Louise, mais à l’abri des oreilles adolescentes. Il faut cependant coûte que coûte maintenir l’espoir et célébrer la joie d’être ensemble, pour les enfants, pour Louise notamment, qui s’ennuie tellement, loin de l’école.
Toute la trame de cet album repose sur le souvenir qu’a conservé Anne-Marie Malingrey de son élève brillante, altruiste, douée en mathématiques et promise au plus bel avenir. À l’occasion du cinquantenaire du lycée La Fontaine, en 1988, madame Malingrey qui a depuis accompli une brillante carrière universitaire**** pense que le moment est venu d’évoquer la mémoire de cette élève dont l’intelligence, l’appétit de savoir et les thèmes de prédilection ont si merveilleusement illuminé sa vie pendant l’Occupation. Elle s’est peut-être aussi décidée en lisant et relisant les derniers mots de Louise, griffonnés à la hâte sur un morceau se papier, conservé comme une relique pendant presque un demi-siècle, parce que ces derniers mots redisent toute la place que cette enseignante avait prise dans sa vie. A la fin des années 1980, en sortant de son armoire la sacoche confiée par Louise, Anne-Marie Malingrey s’inscrit également dans son époque, celle du procès Barbie, qui s’ouvre en mai 1987. Au soir de sa vie, cette humaniste choisit de rallumer la flamme du souvenir en faisant confiance à l’Éducation nationale pour le travail de mémoire. La fin de l’album raconte dans un enchaînement de séquences émouvantes et une narration judicieuse l’arrestation, la déportation à Auschwitz, la mort entourée des siens, le geste mémoriel infructueux de madame Malingrey et la fin heureuse du travail entrepris vingt ans plus tôt.
Quand on pense à l’histoire d’une adolescente juive évoquant son quotidien pendant l’Occupation, Anne Frank vient vite à l’esprit. Mais le parallèle s’arrête là. Après son enquête journalistique, Stéphanie Trouillard, par le biais de la BD, a voulu toucher un public plus jeune, et a priori susceptible d’éprouver de l’empathie pour cette jeune lycéenne. Cet album touchant et plein de bonnes intentions n’évite cependant pas certaines maladresses. Dès la couverture, le choix délibéré et revendiqué par les auteurs de montrer les enfants Pikovsky portant l’étoile jaune cousue à même leurs vêtements légers ne nous paraît guère judicieux, voire contradictoire au regard de la démarche rigoureuse qui les a guidés. Les images seraient-elles plus malléables que les mots de Louise, qui servent de fil rouge à la narration et aux dialogues ? Dans la séquence réussie de la photo de classe (pages 45-46), les auteurs imaginent avec sobriété comment madame Malingrey autorise son élève à se débarrasser momentanément de cette dégradante étoile jaune. La veste est posée sur un banc, le temps du cliché. Dans l’autre séquence photo de l’album, celle réalisée à Joinville en août 1943, tous les membres de la famille posent sans aucun signe de leur judaïté (page 61), et c’est là encore cohérent : ils n’ont aucune raison de s’infliger la vue de leur tourment dans une réunion familiale où la joie et l’optimisme essaient encore de s’imposer, alors que l’inquiétude grandit au sujet des
oncles et tantes de Louise.
Ces deux photos ayant autant valeur documentaire que les lettres de Louise (elles ont d’ailleurs été annexées au dossier), pourquoi cette accentuation lourde en couverture ? L’ajout d’étoiles jaunes –des symboles qu’on ne manie pas à la légère- dans la seule intention d’insister sur l’appartenance de Louise et des siens à la communauté israélite alors même qu’il existe une photo montrant que c’est un ajout déformant la réalité documentaire respectée dans le corps de l’album nous semble contre-productif, sauf à considérer que les images en général et la couverture d’un album en particulier ne sont pas soumises aux mêmes exigences de rigueur que le reste… S’il fallait signifier que Louise était une jeune fille juive très attachée à sa famille, une reprise de scène comme celle de la page 74 à Drancy ou celle de la page 84 dans le wagon à Auschwitz auraient convenu, nous semble-t-il.
Dans un autre registre, on notera la manière un peu insistante de montrer les mains jointes en signe de piété judaïque. Une coquille, enfin , figure dans le dossier annexé en fin d’album (corrigée à partir de la deuxième édition), qui reproduit les lettres de Louise : les premières sont datées de 1943 au lieu de 1942. L’album entier serait incompréhensible au lecteur qui aurait l’idée de faire connaissance avec Louise en lisant d’abord ces lettres, sources historiques dont s’inspire tout le scénario.
Malgré ses petits défauts qui peuvent passer pour des erreurs de jeunesse, les auteurs et leur éditeur ont eu raison d’œuvrer à leur manière pour que cette bouleversante tranche de vie soit connue du grand public. Sans jamais se départir d’une foi profonde mais résolument optimiste, voire joyeuse, Louise donne à tous une vibrante leçon de courage et d’humanité, en même temps qu’elle rend hommage à l’école et à la nécessité de la culture même et surtout quand le monde se délite autour de vous. Entre son amour et son admiration pour madame Malingrey (qu’elle lui déclare dans sa lettre du 12 août 1942) et la conviction que sa place était auprès de sa famille, Louise choisit et finit par s’en aller à Pitchipoï***** non sans avoir souri une dernière fois au soleil – ou au Créateur – qui l’inspire jusqu’au bout. Elle meurt assassinée en janvier 1944 à 16 ans avec toute sa famille. Sa dernière pensée fut peut-être pour sa professeure de grec, pour ses leçons sur
la lumière apportée par les philosophes et la volonté divine des holocaustes.
* : Il est proposé en complément de lecture à la fin de l’album via un QRcode ou à l’adresse suivante : webdoc.france24.com/si-je-reviens-un-jour-louise-pikovsky.
** : Barbe-Brunette y fait allusion, page 59. Samuel Kohn est raflé par la Gestapo à Lyon le 7 février 1943. Son épouse essaie de faire intervenir le cardinal Gerlier pour le faire libérer, en vain. Il est déporté à Auschwitz via Drancy en novembre 1943. Son nom et celui des 85 autres raflés figurent sur une plaque commémorative rue Sainte-Catherine, à Lyon.
*** : L’Union Générale des Israélites de France, créée par la loi du 29 novembre 1941 à la demande des Allemands, a pour mission de représenter la population juive auprès des autorités. Elle remplace toutes les autres organisations. Sa gestion est confiée à des israélites nommés par le Commissariat aux Questions Juives, son financement est assuré par un fonds de solidarité alimenté par les revenus tirés de la confiscation des biens juifs. Montrée dans l’album comme une institution caritative, elle a été soupçonnée de faciliter le travail de repérage et de rafle, voire accusée d’avoir permis à certains grands bourgeois israélites de collaborer pour se sauver du péril.
**** : née en 1904, elle enseigne donc le latin et le grec au lycée La Fontaine, devient docteur es-lettres en 1960 puis une grande spécialiste de la littérature grecque chrétienne sur laquelle elle a rédigé un volume de la collection “Que sais-je ?” publié en 1968.
***** : Pitchipoï (le pays de nulle part) est le surnom donné par les enfants juifs du camp de Drancy pour désigner la mystérieuse et effrayante destination des trains de déportés.
Si je reviens un jour. Stéphanie Trouillard (scénario). Thibaut Lambert (dessin). Des ronds dans l’O. 112 pages. 20 euros.
Les dix premières planches :
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