Slava, après la chute : petit abrégé du capitalisme sauvage dans la Russie des années 1990
Tintin entra dans l’Histoire en parcourant le pays des Soviets en 1929. Dans Slava, après la chute, Pierre-Henry Gomont promène ses héros dans la Russie d’après les Soviets, pendant les années Eltsine. Ce pays ressuscité des décombres de l’URSS doit désormais gérer la transition vers l’économie de marché. Pour le guérir de la peste égalitaire et célébrer le triomphe du libéralisme, de brillants financiers occidentaux font alors appliquer un traitement de choc : la privatisation intégrale de tous les biens et la concurrence dérégulée entre tous les acteurs. En suivant le parcours du duo imaginaire formé par Dimitri et Slava, c’est un pays ravagé par ces « remèdes » du capitalisme que Gomont nous dévoile, un pays dont les blessures n’ont toujours pas cicatrisé aujourd’hui.
De l’ouverture du Mur de Berlin (novembre 1989) à la disparition officielle de l’URSS (25 décembre 1991), deux années suffisent pour que tous les Européens du défunt bloc de l’Est, parmi eux 150 millions de Russes, voient s’effondrer leur univers mental en même temps que basculent leurs conditions de vie quotidienne. L’implosion est si subite que personne ne l’a anticipée, pas même les dirigeants occidentaux de l’époque. Une fois passé leur étonnement, ces derniers appliquent aux vaincus, fort logiquement, la doctrine des vainqueurs et initient la première expérience de reconversion d’économies socialistes planifiées. Tout à leur joie de voir s’effondrer le monstre totalitaire qui polarise les relations internationales depuis 1947, ils ne se soucient guère des ravages à venir sur des populations nées dans un système prenant en charge l’individu de la naissance à la mort, le privant certes de toute initiative mais lui garantissant la sécurité matérielle (emploi, salaire, gratuité des soins, notamment). Ceux qui vont imposer leurs vues néo-libérales veulent imaginer qu’il suffit de rendre à chacun son rôle de producteur-consommateur-épargnant sur le marché tout neuf pour relancer l’économie et insérer la Russie et toutes les ex-républiques soviétiques dans les circuits du commerce mondial. Certes, mais à condition que les dés ne soient pas pipés dès le début, ce qui fut le cas, hélas.
Et pourtant, qui a vécu ces moments décisifs de l’Histoire du monde se souvient de l’élan de sympathie éprouvée par les Occidentaux pour Gorbatchev, puis pour son successeur Boris Eltsine. Un temps unis pour envisager une transition économique vers l’économie de marché (juillet 1990), les présidents de l’URSS et de la Fédération de Russie se querellent bientôt car les enjeux politiques prévalent. Lorsque des officiers de l’Armée Rouge, profitant des vacances de Gorbatchev, tentent un putsch en août 1991, c’est Boris Eltsine, juché sur un blindé dans les rues de Moscou, qui harangue la foule et incarne la résistance au conservatisme. Quelques jours plus tard, il met son rival au pas en lui imposant la lecture d’un message à la tribune du Parlement. Sic transit gloria pour Gorbatchev, c’est donc cet autre ancien apparatchik qui entrera dans l’Histoire en permettant que les immenses richesses de son pays tombent aux mains de quelques oligarques et que sa population pas encore sevrée du socialisme plonge dans la misère. De la lutte finale à la chute fatale pour une écrasante majorité de Russes qui ingurgitent jusqu’à l’écœurement l’amère potion capitaliste.
Pour appréhender ce que fut ce basculement extrême, suivons Dimitri Lavrine dans sa quête perpétuelle d’affaires à saisir dans l’immense marché à ciel ouvert qu’est devenue l’ex-URSS. Observons aussi celui qui est devenu, à contrecœur, son apprenti en « business, pillage et spéculation » (page 26) après dix années de « vache enragée » à tenter de vivre de son art comme peintre au moment où les marchands d’art monétisent à leur seul profit le talent des artistes. Dans ce duo de clowns tristes, le second, « l’artiste engagé affectant de splendides poses morales » (page 29) incarne un passé idéalisé, la foi en un communisme chimiquement pur qui promettait de donner à chacun selon ses besoins, abolirait les inégalités sociales et libérerait in fine les hommes de toute tentation du lucre. Le premier raisonne différemment : exister revient à posséder, éprouver sa liberté c’est assouvir des besoins matériels sans cesse renouvelés. Mais tous les deux ont désormais l’intention de se remplir les poches, le premier par nature et le second par esprit de revanche. Pour survivre, il faut s’adapter, savoir « choisir son camp » (page 4). Et faire sien ce magnifique précepte, tout droit sorti de la bouche de Dimitri : « la beauté du capitalisme ne consiste pas à pouvoir acheter n’importe quoi, mais vendre n’importe quoi » (page 4).
A partir de son deuxième tiers, cet album entre dans le vif du sujet. Au royaume de la magouille, Dimitri et Slava tombent un jour sur plus violents qu’eux et ne devront la vie sauve qu’à la superbe Nina, qui les cache dans un ancien palais soviétique quelque part en Géorgie. Nina vit là avec son colosse de père, Volodia. Tous deux ne tardent pas à emmener nos deux pieds nickelés dans la mine où ils travaillent, non sans leur raconter que cette entité industrielle va bientôt être rachetée par un ambitieux homme d’affaires prêt à injecter des millions pour sa modernisation. À l’écoute du plan de ce bienfaiteur, Dimitri tombe en pâmoison. Il va pouvoir enfin s’immiscer dans une combine de haut vol, aux côtés du « maître Morkhov, le plus jeune milliardaire du pays qui a multiplié sa fortune par 100 en moins de deux ans » (page 34). Et tout à sa joie décomplexée, Dimitri traduit aux ouvriers médusés le sabir « d’ingénierie juridico-financière » que Markhov leur a fait avaler pour s’approprier la mine à un prix dérisoire. En une page qui vaut bien des cours d’économie, Gomont nous gratifie ainsi d’une description lumineuse de la manière dont s’y sont pris les oligarques pour accaparer les richesses de leur pays, démanteler les structures de production avant d’encaisser à leur unique profit le produit de la vente de tous les biens de valeur contenus dans l’acte de propriété (page 35). Il faut voir le regard exalté de Dimitri, concluant son exposé à la gloire de cet « alchimiste » de Morkhov et la tête des ouvriers, qui viennent d’entendre chanter les louanges d’un requin de la finance les condamnant à perdre emploi et dignité.
Dans sa dernière phase, cet album instructif prouve qu’on peut faire aujourd’hui d’excellents thrillers économiques en cases. En effet, nos mineurs n’ont pas dit leur dernier mot et préparent un contre-projet tout aussi acrobatique que son concurrent mais dont le but est la conservation réelle de la mine au lieu de son démantèlement. Point d’angélisme cependant : pour parvenir à leurs fins, Nina, Volodia et tous leurs camarades doivent recourir aux services de Dimitri et à son réseau d’hommes d’affaires au pédigrée chargé. Entre anciens apparatchiks ayant amassé une fortune en bernant leur autorité de tutelle du temps de l’URSS, nouveaux riches ayant profité de complicités au sein du pouvoir pour s’approprier les bijoux de famille et réseaux mafieux ayant prospéré sur les décombres d’un État déliquescent, nos héros effectuent une plongée dans le monde des affaires sous Eltsine (a-t-il vraiment changé de règles depuis ?). Il faut trouver les bons clients dans un temps record, naviguer dans un marigot aux accents slaves, entre requins, vautours et charognards. Et il faut aller vite, car les affaires n’attendent pas et Markhov n’a pas l’habitude de traîner en route quand il s’agit de se goinfrer.
Slava Segalov n’imaginait sans doute pas faire aussi vite son apprentissage dans le grand banditisme économique en suivant les pas de ce combinard insupportable et désarmant de Dimitri Lavrine. Au terme de ce premier tome, Gomont nous dépeint avec justesse l’état dans lequel se retrouvent la Russie et son peuple au crépuscule du 2e millénaire. La déflagration sociale engendrée par l’implosion du système socialiste résulte autant de l’impréparation des gens simples que de la prédation opérée par quelques initiés aux méthodes de voyous sur les fabuleuses richesses du pays. Déboussolés par autant de cynisme, certains Russes ont pu ensuite se réfugier dans une forme de nostalgie « rouge » ou, plus loin encore dans le temps, dans un nationalisme « blanc » prétendument exempt de tout esprit de prévarication. Pour l’heure, Nina et ses compagnons n’ont qu’un but : maintenir leur outil de travail et leur dignité. Ce combat requiert toutes les forces et la ruse aussi, quand bien même il faille user des mêmes armes capitalistes que la lie des ploutocrates.
Slava, Après la chute. Pierre-Henry Gomont (scénario, dessin et couleurs). Dargaud. 104 pages. 20,50 euros
Les quinze premières planches :