Tête de chien Livre 2, un tournoi aux enjeux successoraux dans le Vermandois médiéval
Dans le monde changeant des tournois en Île de France à la fin du XIIe siècle, les choses évoluent vite. Les deux héros du livre 1, Jehan « Tête de chien » (en réalité une femme) et Josselin « Chevron d’argent » ne sont plus des chevaliers inconnus et désargentés : par la victoire de Jehan sur le champion « Chevalier noirci » à la fin du premier album, ils sont devenus des célébrités. Du coup, tout se complique pour eux et les enjeux auxquels ils sont confrontés dépassent le cadre strict des affrontements chevaleresques. Dans ce livre 2 de Tête de chien, de Vincent Brugeas et Ronan Toulhoat, les intrigues des gens de pouvoir se répercutent dans les différentes manifestations du dernier tournoi avant l’hiver, qui verra ensuite les chevaliers rentrer chez eux.
Jehan et Josselin, cette fois au nord de la Champagne, s’apprêtent à participer au dernier tournoi de la saison avec un nouveau statut, celui de chevaliers à battre. Mais ce qu’apprend leur écuyer par hasard en entendant une conversation au détour d’une tente a de quoi les inquiéter. Certains individus ont en effet le projet d’assassiner une donzelle à l’issue du tournoi. Pour Jehan, qui est en réalité une femme, la menace est claire. La furieuse mêlée qui opposera les deux équipes de chevaliers sera peut-être la dernière à laquelle elle participera.
Le deuxième album de la série Tête de chien se déroule entièrement dans le camp et la lice aux pieds des remparts de la ville de Vervins. Cette seigneurie de Vervins fait partie de la baronnie de Coucy, dont on peut reconnaître les armoiries (ci-dessous) et sur le gonfanon (drapeau) porté par un écuyer derrière le couple seigneurial. Nous savons déjà que la dame se nomme Alix de Dreux, « la nouvelle épouse du comte » et donc son époux vieillissant serait Raoul Ier de Coucy (apr.1142-1191) sire de Coucy , seigneur de Marle, de La Fère, de Crécy (sur-Serre), de Vervins, de Pinon, de Landouzy (la-Ville) et de Fontaine (lès-Vervins). Les sources historiques nous indiquent que Raoul Ier de Coucy a trois filles de son premier mariage et non deux garçons tels que nous les voyons dans cet album. De plus, les lecteurs ont déjà rencontré le fils de Raoul et Alix, Enguerrand III de Coucy, dit le Bâtisseur, dans L’ombre de Saïno, la troisième aventure de Thierry de Royaumont, sorti en 1958 aux Editions Bonne Presse, où le héros brandit le même gonfanon de Coucy.
Revenons à la ville de Vervins, dont les armoiries actuelles sont celles reproduites ci-dessous. Nous les trouvons aussi à la page 19 comme ornement à droite de l’image. Mais ceci pose un problème de datation. En effet, les sources textuelles et archéologiques nous indiquent que les fortifications urbaines de Vervins seraient plutôt l’œuvre, fin XIIe-début XIIIe siècle, de Thomas de Coucy-Vervins, deuxième fils de Raoul et Alix, et donc frère d’Enguerrand III le bâtisseur. Sur la vue cavalière de la page 5, on reconnaît bien la forme triangulaire de la ville fortifiée, telle qu’elle apparaît sur la gravure du XVIe-XVIIe siècle ci-dessous. Mais selon les recherches archéologiques, il est probable qu’à l’époque de notre tournoi entre 1163 (charte de Raoul pour les habitants de Vervins) et 1191 (mort de Raoul à St Jean d’Acre lors de la troisième croisade), les fortifications étaient beaucoup plus rudimentaires, vraisemblablement un talus surmonté d’une palissade. Mais il est vrai que pour les auteurs, les remparts maçonnés présentent un grand intérêt visuel pour le décor du tournoi.
Dans ce deuxième album, le duo des personnages principaux Josselin/Jehan tel qu’au livre1, est devenu un trio par l’adjonction du « chevalier noirci », auparavant leur adversaire et maintenant leur ami, dont on apprend le prénom, Lancelin. Même s’il est toujours régulièrement évoqué, le secret du sexe de Jehan (Jehanne) n’est plus le ressort principal de l’intrigue, qui comprend maintenant des préoccupations et des questions plus sociétales, par exemple autour de la transmission de l’héritage et les tensions entre catégories sociales.
En ce qui concerne l’héritage, les deux fils du comte nourrissent une véritable haine envers leur jeune belle-mère enceinte. Car la transmission des « honneurs » féodaux (droits banaux) et des biens fonciers se fait souvent selon le bon vouloir du titulaire (ici le comte), qui peut choisir de priver certains de ses enfants de leur héritage. Ce qui semble un moment être le vrai but de toutes ces manigances. Mais en fin d’album, il apparaît que l’affaire n’est pas close…..
Puisque nous sommes dans le registre de la famille et de l’héritage, il nous faut parler d’une surprise :
l’arrivée du frère aîné de Josselin, Thibaut. C’est ainsi que nous découvrons toute la parentèle de notre héros et surtout la raison pour laquelle Josselin a quitté sa famille : son refus d’aller au couvent, la destination habituelle des derniers nés des familles féodales.
En marge de l’intrigue principale, un enchaînement de situations dénotent la tension existante au Moyen Age entre chevaliers et mercenaires. Ces deux catégories sociales concernent certes toutes deux des professionnels de la guerre. Toutefois, les chevaliers appartiennent à la caste dominante des féodaux, qui sont des seigneurs banaux et des propriétaires fonciers, ce qui leur assure une stabilité économique et sociale. En revanche, les mercenaires, dont l’usage commence à se répandre en cette fin du XIIe siècle, sont des intermittents recrutés et rétribués qu’en cas de conflit et qui doivent trouver d’autres moyens de subsistance (pas toujours très honnêtes) quand cet engagement prend fin. Cette inégalité sociale est le ressort de la confrontation entre le « chevalier noirci » et Oddard le chef mercenaire, lors de la scène de l’auberge page 55. Ceci se concrétise lors du tournoi avec l’abandon d’Oddard : par son regard et son geste impérieux, le féodal fait plier le chef mercenaire, qui rompt son engagement avec Gaucher de Joigny.
Concentrons-nous un moment sur Gaucher de Joigny, ce personnage clé des deux albums, celui dont le cri de guerre est : « Que morde le renard de Joigny ». Si nous soulignons le « d » de Renard, c’est qu’il nous faut faire un focus d’histoire linguistique sur ce substantif. En effet, au XIIe siècle le terme courant désignant ce petit canidé est « goupil » dérivé du latin vulpes et ceci perdure jusqu’à la fin du XVIIe siècle. D’ailleurs, c’est dans ce sens que le mot est utilisé par le chef mercenaire Oddard page 7. C’est sous l’influence du Roman de Renart de la littérature populaire, que l’appellation « goupil » est abandonnée au profit de « renart » puis « renard ». Dans la lignée féodale des comtes de Joigny, le prénom de « Renard » venu du germanique « Reinhard » est utilisé comme marqueur identitaire pour désigner cette dynastie féodale, un peu comme les Raymond comtes de Toulouse. Ceci étant posé, nos auteurs peuvent-ils donner ce cri de guerre à un Gaucher de Joigny, sans tomber dans l’anachronisme ? Le lecteur choisira. Pour rester sur ce personnage, son « nom entaché depuis deux générations » comme le dit Josselin à la page 29, fait écho à ce qu’avait appris le chevalier noirci à Jehan et Josselin, sur la réputation de la maison de Joigny, dans le livre1 page 127.
Et pour en finir avec la réponse de Josselin aux menaces de Gaucher de Joigny : « un duel à mort », rappelons-nous qu’au XIIe siècle, la vieille coutume germanique christianisée du « jugement de Dieu » est encore bien vivace. Ce n’est qu’à la fin du XIVe siècle qu’aura lieu en France le 29 décembre 1386 le dernier exemple de cette tradition, ainsi que l’a fait connaître en 2004 le livre d’Eric Jager, professeur de littérature médiévale à l’université de Californie, sous le titre The last duel, (Le dernier duel, sorti chez Flammarion en 2010) et plus récemment le film de Ridley Scott sorti en 2021, tiré du livre et avec le même titre.
À la fin de l’album, le trio doit se séparer, chacun rentrant au chaud pour l’hiver. Mais finalement, ils se
rendent compte qu’ils vont tous trois dans la même direction : « en Bourgogne » par la « voie champenoise ». Cette Via Campaniensis est un des itinéraires du pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle qui traversait la Champagne et aboutissait à Vézelay en Bourgogne par les villes (soulignées en rouge sur la carte) de Vervins, Reims, Troyes et Vézelay ; puis continuait ensuite sans doute par Conques et rejoignait d’autres itinéraires à Ostabat pour franchir les Pyrénées. Mais les pèlerins ne sont pas les seuls à arpenter les chemins de Champagne en cette fin de XIIe siècle : il y a aussi les marchands du Nord comme du Sud qui fréquentent l’été les célèbres foires de Champagne (voir carte explicative et enluminure ci-dessous).
Tout l’art des auteurs de cette série consiste à utiliser des éléments historiques ou iconographiques, mais sans les reproduire à l’identique. Est-ce une façon de garder sa liberté créative sans être bridé par les exigences de la reconstitution historique ? C’est ce que nous apprendra la suite de cette épopée…
Tête de chien Livre 2. Vincent Brugeas (scénario). Ronan Toulhoat (dessin). Dargaud. 136 pages. 21,50 euros.
Les vingt premières planches :