Thierry de Royaumont, un classique de la bande dessinée médiévale au cœur des années 1950
Pour les 70 ans de sa création, Cases d’Histoire se penche sur Thierry de Royaumont, récit médiéval en bande dessinée. La série fait partie de ces histoires publiées dans des magazines (ici Bayard) qui ont marqué une génération, sans pour autant rester dans les mémoires car mal ou peu éditées en albums. Retour sur un classique des années 1950.
En août 1953, commence dans l’hebdomadaire Bayard une série BD médiévale, dont le premier épisode s’intitule Le secret de l’émir et qui retrace les aventures d’un jeune féodal nommé Thierry de Royaumont, au début du XIIIe siècle. Cette série s’achève en octobre 1959 avec un quatrième épisode intitulé Pour sauver Leïla.
Dans Le Secret de l’émir, le premier épisode (qui a pour titre Le Mystère de l’émir pour la première parution en album), le père de Thierry, Arnold de Royaumont, accusé de trahison en Terre sainte au profit des Sarrasins, est condamné à la prison à vie par le roi Philippe Auguste. Thierry, bientôt en compagnie de trois amis, va chercher et trouve en Syrie les preuves de l’innocence de son père, grâce à l’aide de Leïla, la fille du mystérieux émir d’Homs, les deux jeunes gens formant bientôt un couple. La Couronne d’épines, l’épisode suivant, commence à Constantinople, alors capitale de l’Empire latin d’Orient, et voit les quatre amis et Leïla aller chercher la relique de la couronne d’épines du Christ chez les Bulgares, qui l’avaient volé à Constantinople. Tous les cinq échappent ensuite aux menées des Turcs danishmendites d’Anatolie. Dans L’Ombre de Saïno, le troisième épisode, les quatre amis et Leïla, revenus en France, luttent contre l’organisation mystérieuse dirigée par un énigmatique personnage du nom de Saïno, dont le but est de s’emparer de l’Occident. Si le quatrième épisode s’intitule Pour sauver Leïla, c’est que celle-ci a été enlevée et que les quatre amis doivent aller jusqu’en Libye pour la délivrer, mettant ainsi fin à l’organisation de Saïno.
Cette épopée, nous la devons à deux auteurs. Au scénario, le religieux assomptionniste André Sève (1913-2001), qui signe ici « Jean Quimper » et qui est le rédacteur en chef de Bayard, une des publications du groupe de presse catholique Maison de la Bonne Presse. Au dessin, Pierre Forget (1923-2005), illustrateur d’ouvrages pour le jeunesse et graveur de timbres-poste.
Histoire et fiction
L’habileté du scénariste est de mêler Histoire et fiction. Au moins dans les deux premiers épisodes. Ainsi, c’est au lendemain du dimanche de la victoire de Bouvines (27 juillet 1214), que démarre l’action du Secret de l’émir, doté d’un départ repérable chronologiquement. Pour ce qui est du nom de « Royaumont », il n’a rien à voir avec une quelconque seigneurie, mais avec l’abbaye cistercienne fondée par Saint Louis en 1228 dans l’Oise. Quant au mystérieux émir d’Homs, son véritable nom découvert à la fin du premier épisode le rattache au puissant lignage de Coucy. Or le seul de ce lignage décédé en Terre Sainte, Raoul de Coucy, est mort en 1191 au siège de St Jean d’Acre.
Cet ancrage chronologique est encore plus vrai dans le second épisode La Couronne d’épines. En effet, dès la première case de l’album le contexte historique est donné dans une case-texte, ensuite approfondi à la page 9. Il faut se souvenir qu’en 1204, la quatrième Croisade fut détournée de son but palestinien par la République de Venise et donc « Les croisés prirent Constantinople et fondèrent l’empire latin d’Orient ». Nous connaissons bien ces évènements par le récit du chroniqueur Geoffroy de Villehardouin, un des chefs croisés.
Mais là où la pertinence chronologique du scénariste est prise en défaut, c’est quand, à la page 55, il laisse persister en 1216 l’existence de l’émirat turc danichmendite, qui avait disparu de la scène géopolitique de l’Anatolie en 1178.
Cette habitude du scénariste de débuter chaque épisode par un évènement historique bien précis, disparaît dans les deux derniers. La seule référence que nous pouvons trouver dans L’Ombre de Saïno à la page 12, est que le seigneur Enguerrand, que nous découvrons, est le fils et héritier du Raoul de Coucy mort à Acre en 1191 ! Par sa mère Alix de Dreux, Enguerrand de Coucy est le cousin germain de Philippe Auguste. En 1226, à la mort de Louis VIII, il fomente une conjuration pour évincer le tout jeune Saint Louis et en est empêché par la régente Blanche de Castille. S’il est surnommé le Bâtisseur, c’est qu’on lui doit non seulement le formidable château de Coucy, lieu central des intrigues du troisième épisode, mais également d’autres fortifications dans ses seigneuries. Il décède en 1242 d’un accident de chasse lors du franchissement d’un cours d’eau en s’empalant sur sa propre épée (dessin du chroniqueur anglais Matthieu Paris).
Une série monumentale
Avant de regarder plus avant ce qui concerne le château de Coucy, il nous faut voir combien les deux auteurs ont su mettre en valeur dans les trois premiers épisodes certains monuments médiévaux. Dans Le Secret de l’émir (pages 34-39 du tome 1), c’est le cas du grand châtelet de Paris, siège de la Prévôté, démoli après cette gravure de 1800.
À la page 40, nos héros descendent la Seine et passent entre le château du Louvre (construit entre 1190 et 1202 par Philippe Auguste) et sur la rive gauche un édifice plus connu ensuite sous le nom de Tour de Nesle.
Dans Le Secret de l’émir (tome 2, pages 8-18), une longue séquence d’action et de description se déroule dans la partie fortifiée (construite au début du XIIe siècle) du monastère de l’île Saint Honorat de Lérins. Thierry et ses amis aident à défendre ce couvent contre une attaque de pirates sarrasins, ce qui donne pages 11 et 13 deux cases magnifiques de combats en contre plongée.
Toujours dans le même album, la page 33 offre une vue cavalière du Krak des chevaliers (actuelle Syrie). Il est possible que Pierre Forget se soit inspiré de gravures anciennes ou même de la maquette se trouvant au Musée des monuments français à Paris. Cette maquette date de 1930, époque du mandat français sur la Syrie.
Dans La Couronne d’épines page 23, on peut admirer une grande vue cavalière des fortifications de Tirnovo, la capitale du second Empire bulgare.
Mais revenons au château de Coucy auquel sont consacrées les pages 9 à 14 de L’Ombre de Saïno. Si l’on suit la chronologie de la construction de cette forteresse, on se rend compte qu’Enguerrand en a fait commencer les travaux en 1225, soit plus de dix ans après la victoire de Bouvines de 1214 qui marque le début des aventures de Thierry de Royaumont ! Ce qui revient à dire que c’est le futur château, terminé en 1230, qui sert de décor aux péripéties de L’Ombre de Saïno.
Mais convenons que Jean Quimper et Pierre Forget n’ont pas cherché à faire œuvre de reconstitution historique chronologiquement exacte. De plus, les auteurs disposaient d’une documentation inestimable : entre d’autres publications, le travail d’Eugène Viollet-le-Duc, le célèbre architecte et restaurateur, auteur d’une plaquette intitulée Description du château de Coucy de 1857 plusieurs fois rééditée. La gravure ci-dessous est extraite de ce travail.
Ceci est d’autant plus précieux que le 27 mars 1917, l’armée allemande qui occupait cette partie du territoire français, fit sauter à l’explosif, sans aucune raison militaire, un château qui avait jusque là résisté à l’usure du temps, si l’on en juge par cette photographie du donjon en 1910.
Une série reflet de son temps
Comme toute œuvre littéraire ou artistique, cette bande dessinée est un reflet de son temps, celui des années 1950. Ainsi, que faut-il penser de cette petite séquence ironique de L’Ombre de Saïno à la page 35 entre Thierry, Sylvain et Leïla à propos des femmes ? Déjà une marque du féminisme grandissant de cette époque ?
Un autre témoignage dans L’Ombre de Saïno : à la page 42, l’herculéen Gaucher est facilement renversé à la lutte par un espion de Saïno, moins fort que lui, et ceci grâce à une étrange « adresse ». N’oublions pas que dans les années 1950, la pratique des arts martiaux asiatiques, comme le judo commence à peine à se répandre en France et reste donc quelque chose de mystérieux (avec un petit anachronisme en prime ?).
Penchons-nous maintenant sur le quatrième épisode, Pour sauver Leïla, paru dans Bayard d’octobre 1958 à octobre 1959 et qui ne sera publié en album qu’en 1987. Son scénario possède de fortes similitudes avec le premier épisode : première moitié se déroulant en France et seconde partie non pas en Syrie, mais en Libye. Et pour finir, examinons cette séquence (pages 48-49) de la fin de ce quatrième épisode. C’est la partie la plus ouvertement « idéologique » de toute la série. Thierry de Royaumont a réussi à se glisser parmi les candidats destinés à être sélectionnés pour devenir Saïno, le futur maître du monde. Il gagne cet étrange concours, mais refuse d’abandonner sa foi chrétienne. Là aussi, on peut y lire des échos de l’actualité de la fin des années 1950, à savoir un petit air de guerre froide : le seul maître du monde doit être chrétien ! Comme les Etats-Unis de l’après Mac Carthy ?
Si les aventures de Thierry de Royaumont nous sont toujours accessibles, malgré leur âge vénérable pour une bande dessinée, c’est qu’elles ont été rééditées. Une première fois par les éditions Bayard, de 1954 à 1958 pour les trois premiers tomes, puis en 1987 (!) pour le quatrième. En 1994 et 1995, Bayard choisit de rééditer Le Secret de l’émir et La Couronne d’épine, chaque volume en deux parties. Ces publications chaotiques sont corrigées par les Editions du triomphe, qui publient les quatre épisodes entre 2014 et 2017, assurant ainsi une certaine pérennité à l’œuvre de Jean Quimper et Pierre Forget.