Une Histoire de France, ou l’autocritique d’une nation. Volume 2 : Mai 68
Plonger dans l’histoire récente de France, pour mieux saisir les causes de sa décadence. Tel est le point de vue adopté par Thomas Kotlarek et Jef dans leur série-événement Une Histoire de France, co-créée avec le philosophe Michel Onfray. Une fiction historique troublante, dont le second volet vient de paraître en librairie.
Lyon, de nos jours. Un attentat islamiste frappe la capitale des Gaules. Romain Vichère, qui réalisait une vidéo promotionnelle précisément à l’endroit du drame, est placé en garde à vue par la police. Il est soupçonné d’apologie du terrorisme, voire de complicité d’acte terroriste, pour avoir diffusé des images du massacre. Son père, célèbre écrivain, lui paye le meilleur avocat de la place de Paris, un certain Franck Pirondélis. Il ne faudrait pas que les égarements du fils entachent la carrière du père… L’affaire se présente mal, notamment en raison du comportement ambigu de Romain, qui ne semble pas vouloir collaborer avec les enquêteurs. Afin de préparer au mieux sa défense, Franck Pirondélis décide donc de rendre visite aux grands-parents paternels de son client. Certains éléments du passé familial expliqueront peut-être son acte… L’avocat se plonge ainsi dans des secrets de famille, qui se révèlent bientôt être des secrets d’Histoire.
Voilà comment on pourrait poser, en quelques lignes, les jalons de l’intrigue que Thomas Kotlarek et Jef vont développer tout au long des six volumes d’Une Histoire de France. Une série qui cherche, dans le fond, à répondre à une question que trop peu de gens – sans doute – se posent : comment en est-on arrivé là ? Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite n’a jamais obtenu d’aussi bons résultats électoraux en France. Brandie par Jacques Chirac comme un vulgaire argument de campagne, la fracture sociale s’est aggravée tout au long de ces vingt dernières années. Chômage endémique, précarité, délocalisations sauvages, xénophobie, communautarisme, individualisme exacerbé : le rêve français n’est plus ; si tant est qu’il n’ait pas été qu’une chimère… S’il est décrié et même critiquable dans ses modes d’action et dans son manque d’orientation idéologique, le mouvement des gilets jaunes démontre que le mal-être est profond au sein d’une grande partie de la population. Acteurs de ce mouvement de contestation sociale (ils ont pris part aux manifestations à Lyon), Thomas Kotlarek et Jef tentent d’en dégager les origines, livrant par la même leur version du récit national.
Pour que l’on comprenne bien votre démarche, quel but poursuivez-vous avec Une Histoire de France, qui n’est pas simplement une bande dessinée historique parmi d’autres…?
Jef : La série s’intitule effectivement Une Histoire de France, et non L’Histoire de France. Un jour, j’ai lu une interview d’un scénariste de bande dessinée qui disait que l’erreur serait que l’auteur donne son point de vue dans ce type de récit. Je pense tout le contraire. Ce que nous proposons est donc une vision d’auteurs ; sinon autant ouvrir un manuel scolaire. Et en ce qui me concerne, je n’aime pas l’école…
Thomas Kotlarek : La démarche ? Mettre en perspective les trajectoires et les comportements dans la société actuelle avec les événements qui les ont rendus possibles.
La question que vous posez, finalement, est la suivante : comment en est-on arrivé là ? Cherchez-vous à donner un sens à l’Histoire ?
T. K. : Je ne dirais pas ça comme ça. Disons que les historiens ont tendance à aller dans les grandes artères – les batailles, les têtes couronnées… -, alors que nous prenons les chemins de traverse, là où il y a des vérités que l’on ne voit pas du premier coup d’œil. Il faut creuser un peu.
J. : Tout le monde a bien compris quel sens est en train de prendre l’Histoire ; ou plutôt, les 99% ont compris quel chemin nous font prendre les 1%. Les gilets jaunes, que je soutiens y compris dans la rue, nous expliquent cela tous les jours. Le plus dur n’est pas le combat contre l’oligarchie, ou contre les imbéciles qui voient des fachos partout. Le plus dur, c’est de désencrasser nos cerveaux qui depuis des générations ont été gavés comme des oies.
Comment explique-t-on le fait que les Français soient, en général, particulièrement intéressés par Histoire, mais qu’ils l’analysent généralement à travers le prisme politique ?
T. K. : Chacun a besoin de comprendre un peu d’où il vient, de quelle équation il est le résultat. C’est l’une des conditions premières pour sortir du déterminisme. Pour la politique en revanche, et pour débattre avec les autres, on a parfois aussi envie de savoir « d’où » les gens parlent ! J’aurai tendance à me méfier du patron du Medef qui me parlerait un peu trop d’humanisme, voyez…
L’Histoire peut-elle ne pas être politique ?
T. K. : Lorsque l’on parle uniquement de faits historiques, on ne fait pas de politique. La prise de la Bastille a eu lieu le 14 juillet 1789, point à la ligne. La politique intervient quand il s’agit de mettre les faits en relation les uns avec les autres, et d’émettre nos propres interprétations.
J. : Tout est politique, moi je suis apartisan. Ni dieu, ni maître !
Pour ce projet, vous n’êtes pas deux mais trois, puisque Michel Onfray a pris part à la construction du récit. Est-il pour vous une référence philosophique, intellectuelle, voire politique ?
J. : C’est quelqu’un qui ose, et j’aime beaucoup ça.
T. K. : Michel Onfray m’a permis de m’intéresser à la philosophie à travers ses conférences de la contre-histoire. Son érudition aiguise forcément ma curiosité et me permet de garder une capacité d’étonnement intacte. Il fait partie des gens dont la parole porte aujourd’hui, et il sait s’adresser au plus grand nombre sans réduire sa pensée. Vous en voyez beaucoup des intellectuels qui parlent de Proudhon et d’anarchie sur les plateaux télé ?
Comment avez-vous organisé vos séances de travail ? Quel rôle a-t-il joué ? A-t-il participé à l’écriture du scénario ?
J. : Thomas et moi sommes amis de longue date. Nous avons parcouru le monde ensemble, souvent caméra au poing. C’est Michel Onfray qui m’a suggéré de prendre un troisième larron sur le projet, lui n’ayant pas le temps matériel de se lancer dans un découpage technique. J’ai tout de suite pensé à Thomas. Pour nous, c’est une nouvelle aventure, et ce ne sera pas la dernière. Discuter ensemble des sujets d’Une Histoire de France, en fuyant les gaz lacrymogènes dans les manifestations à Lyon, sont des moments que je n ‘oublierai pas.
T. K. : Vous savez que le second livre de Michel Onfray s’intitule Le ventre des philosophes. Nos premières rencontres ont d’abord été… des repas, bien sûr ! De nos discussions ont émergé des personnages, avec des trajectoires qui nous semblaient propices à la narration. Ces personnages ont petit à petit constitué une famille. Et puis on a continué, par téléphone, par email, à délimiter les contours de notre fresque. Cela a duré plusieurs mois, jusque fin 2016, avant que je me lance concrètement dans le découpage du récit, puis dans l’écriture du scénario.
Parler d’histoire avec Michel Onfray ne revient-il pas à opter pour l’idéologue plutôt que pour le praticien ? A ce titre, la série Une Histoire de France ne poursuit-elle pas plutôt une démarche politique et idéologique, que strictement scientifique ?
T. K. : Notre démarche n’est ni scientifique, ni idéologique. Elle est politique et artistique avant tout. Nous proposons une œuvre de fiction qui tente d’éclairer les raisons du désarroi actuel. En plus, on essaye de vous émouvoir et de vous faire rire, parce qu’on oublie souvent de le dire, mais ça aide !
On sent que vous ne vous retrouvez pas dans le roman national – façon Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, ou Lorànt Deutsch -, mais pas non plus dans L’Histoire mondiale de la France (ouvrage dirigé par Patrick Boucheron). Il existe donc une troisième voie ?
T. K. : Je n’ai pas lu l’ouvrage de Patrick Boucheron. Et peu lu les auteurs que vous citez, mais je ne crois pas qu’ils permettent de se figurer le nombre de « voies » différentes qu’il existe pour se faire sa propre opinion. Pour le tome 1, dont les flash-backs se déroulent entre 1940 et 1945, j’ai passé trois mois au Centre d’Histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon à recouper tous les témoignages que j’ai trouvés sur la ville pendant l’Occupation. C’est ce travail de fourmi qui m’a permis de créer une intrigue à la fois crédible, révélatrice, et originale. C’est devenu plus complexe aujourd’hui avec la masse de documents, mais la seule façon de se faire une opinion est de recouper les informations et de fact-checker les sources.
J. : Pour moi qui ne suis pas un intellectuel, ce sont les films qui m’ont ouvert une voie. Si j’ai adoré le cinéma du nouvel Hollywood, j’ai encore plus aimé le cinéma français. Je pense notamment à Sautet, Tavernier, Rivette, Godard, Eustache, etc. Et puis la bande dessinée évidemment, par dessus tout Hergé, avait ouvert encore d’autres voies dès l’enfance. Je ne suis pas près d’avoir une extinction de voies…
Une Histoire de France t.2 – Mystérieuses barricades. Thomas Kotlarek (scénario) & Jef (scénario et dessin). Le Lombard. 64 pages. 14,99 €.
Les 5 premières planches ;