Vaudeville à la cubaine : Tempête sur Cuba ou le romantisme révolutionnaire dans les pas de Fidel Castro
1958, Errol Flynn nous invite à rencontrer les guérilleros du M-26, mouvement révolutionnaire de Fidel Castro, peu de temps avant la libération définitive de l’île. Du vaudeville initial, avec l’acteur américain comme figure de proue, Agustín Ferrer Casas nous emmène avec Tempête sur Cuba sur les sentiers de la révolution à la rencontre du plus sympathique des Cubains. Bande dessinée historique et uchronie, bienvenue dans la Cuba de 1958.
Franck Spellman, ancien photographe de guerre ayant couvert la guerre d’Espagne (1936-1939) et la libération des camps de concentration (Buchenwald, 1945), devenu photographe de starlettes hollywoodiennes, se laisse convaincre par Errol Flynn de le suivre à Cuba pour faire des prises de vue pour son prochain film. Mais la réalité est toute autre. Alors que Flynn voit sa carrière – et sa vie personnelle – battre de l’aile, malmenée par ses diverses addictions, et il souhaite réaliser une interview de Fidel Castro pour repartir du bon pied et faire sa propre publicité. Les deux acolytes arrivent ainsi sur l’île en 1958, à la Havane, capitale du vice et bordel américain. Alors que Flynn se laisse aller à des heures paisibles entre cocktails, séances d’autographes et autres charmantes rencontres, Spellman s’ennuie ferme et décide d’arpenter les rues de la capitale. C’est alors que la mafia américaine lui tombe dessus et lui révèle les véritables intentions d’Errol Flynn. Après avoir été molesté par les mafieux, Spellman rencontre les différents acteurs de la bouillante La Havane de 1958 : police corrompue, hauts gradés de l’armée du dictateur Batista et entrepreneurs étatsuniens. Tous ont un point commun, une ferme volonté de préserver leurs intérêts personnels sur l’île. Flynn et Spellman deviennent dès lors un bon atout pour négocier leur futur avec Fidel Castro. Et c’est ainsi que démarre la véritable aventure sur les sentiers de l’Histoire…
Tempête sur Cuba, quatrième album individuel d’Agustín Ferrer Casas, est une bande dessinée historique qui emporte le lecteur sur les pas des révolutionnaires cubains. Fin 1958, la présidence de Fulgencio Batista (1901-1973) vit ses derniers jours. Il ne reste que quelques heures au dictateur pour préparer sa fuite vers la République dominicaine. L’avancée de Fidel Castro est désormais imparable et sa popularité attire l’attention des curieux. Errol Flynn, star hollywoodienne sur le déclin, fait partie de ceux-là. L’acteur étatsunien rencontre bel et bien le commandant des guérilleros le 27 décembre 1958 et il passe cinq jours avec les rebelles avant d’entrer dans Santiago à leurs côtés. Bien qu’il ne soit pas le seul étatsunien à avoir interviewé Fidel Castro*, il est effectivement le seul à côtoyer les barbudos lors de la fuite du tyran Batista : « J’étais le seul correspondant de guerre nordaméricain avec Castro et il n’aurait été permis à aucun autre étatsunien d’être avec lui »**. De cette anecdote véridique naît le récit de Tempête sur Cuba. Mais l’intérêt de cet album est multiple puisqu’il nous permet d’entrapercevoir trois réalités distinctes de Cuba en 1958. Trois temps qui se succèdent dans le récit : tout d’abord la Cuba corrompue, gangrénée par la mafia et les grands capitaux étatsuniens qui ont fait de l’île des Caraïbes leur bordel officieux : « les États-Unis – avec le soutien des gouvernements de l’île, et en particulier celui de Batista – prétendaient faire de Cuba le « Las Vegas des Caraïbes » ou la « Venise des Amériques ». Cela faisait référence aux « libertés » dont bénéficiaient touristes et investisseurs, surtout à La Havane : rien ne freinait leurs projets ou leurs envies »***.
Puis, la Cuba révolutionnaire expliquée par les femmes du bataillon « Las Marianas » ou « Bataillon féminin Mariana Grajales », constitué le 4 septembre 1958 à la Plata, choix original et pertinent de la part de l’auteur tant il est rare de voir ces femmes au premier plan dans les bandes dessinées, mais aussi dans les livres d’Histoire : « Cuba souffre à la fois d’analphabétisme et de faim. Sa population vit dans des habitations insalubres, ne bénéficie pas de conditions sanitaires décentes, et la mortalité infantile est très élevée. Les petits agriculteurs ne peuvent subvenir aux besoins les plus élémentaires de leur famille parce qu’ils sont expulsés de leurs terres par de grands propriétaires terriens » (p. 62). Sont ainsi évoquées les premières grandes mesures prises par la révolution castriste : réforme agraire promulguée le 17 mai 1959, la campagne d’alphabétisation de 1961 où Cuba fut déclarée « Territoire libre d’analphabétisme » le 22 décembre 1961, et la création du Système National de Santé la même année. De plus, les Marianas reviennent aussi sur la filiation historique de la révolution castriste qui se place dans la droite lignée du héros national et libérateur José Martí. La politique n’est pas oubliée puisqu’il est clairement fait référence à la spoliation de l’île par les États-Unis qui ont « volé » l’indépendance de Cuba de 1898 pour en faire une colonie américaine en lieu et place de l’Espagne.
Enfin, s’ouvre le troisième temps du récit où le rôle principal change de visage et prend les traits de Camilo Cienfuegos, héros adoré à Cuba où il est souvent décrit comme le plus cubain des héros de la révolution : « La mort du Christ des rumbas, du plus populaire, du plus sympathique et du plus «cubain» des «comandantes» de la révolution, a provoqué une grande émotion dans l’opinion publique », selon les mots de l’écrivain et journaliste Carlos Franqui (1921-2010) ****. Le charismatique commandant meurt le 28 octobre 1959 ; son avion, un Cessna 310, disparaît à jamais dans le ciel cubain. Malgré les gigantesques opérations de recherche, ni son corps ni les restes de son avion ne sont retrouvés. Che Guevara, son plus proche ami, lui dédie ces mots en ouverture de son ouvrage La guerre de guérilla : « Camilo ne mesurait pas le danger, il l’utilisait comme une distraction, il jouait avec lui, il le toréait, l’attirait et le manipulait; dans sa mentalité de guérillero, aucun nuage ne devait le faire dévier du tracé de sa ligne »*****. Un hommage qui ne peut pas mieux illustrer les planches les plus romanesques de l’album de la page 68 à 85 et dont le climax est bien évidemment l’affrontement entre Camilo et le tank (p. 81 à 85).
Puis vient l’heure de l’uchronie. Agustín Ferrer Casas décide d’offrir au commandant une deuxième chance. Grâce à la disparition de Cienfuegos, l’auteur peut mettre en cases un tout autre récit en se basant sur une rumeur qui persiste, mais qui n’a jamais pu être prouvée : Fidel Castro aurait fait abattre l’avion de Cienfuegos lorsque ce dernier serait rentré sur la Havane après être allé interroger Huber Matos, autre commandant de la révolution, accusé de dissension avec Fidel Castro notamment à propos du rôle grandissant des communistes au sein de la direction de la révolution. L’auteur espagnol a l’intelligence de ne pas se mêler à la théorie du complot, mais il laisse habilement peser le doute lorsque sa plume fait déclarer à Cienfuegos : « Maintenant, c’est sûr qu’ils voudraient me voir mort. Qui, je ne sais pas. » (p. 96). Un nouveau cycle d’aventures démarre alors pour le duo Spellman-Cienfuegos et le premier s’époumone pour évacuer Cienfuegos de son île qui semble désormais le pourchasser. Ferrer Casas parvient à conserver la vraisemblance par un énième tour de passe-passe lorsque Cienfuegos disparaît au milieu de la foule après l’ultime apparition du « Loco » de la Havane, le célèbre Caballero de París, qui dans un élan de réalisme magique dit à l’oreille d’un Cienfuegos méconnaissable : « Tu ne sais jamais quel passé t’attend… Les révolutions dévorent leurs propres enfants » (p. 128). L’Histoire est sauve… seule demeure la légende.
D’un point de vue formel, la bande dessinée est agréable à lire soutenue par un trait réaliste, des personnages hauts en couleur et très expressifs. La gamme chromatique est soignée, judicieuse et apporte une patine qui convient parfaitement à l’époque représentée et à la vie de cette île aux mille couleurs. Le découpage et la mise en page sont intéressants où la planche fonctionne aussi comme une métapage lorsque le cadre sert également de décor avec des incrustations de cases. Les enjambements de cases accélèrent le rythme de la séquentialité, tout comme les typographies pour matérialiser les variations de ton, même si ce choix de graphie particulière, qui se veut original, peut surprendre dans l’harmonie de la planche.
Enfin un dossier final se veut éclairant et apporte un certain nombre d’informations sur les personnages, le contexte historique et fonctionne comme une déclaration d’intention, un pacte de lecture énoncé par l’auteur puisqu’il nous révèle les artifices de son récit où s’entremêlent réalité et fiction.
En définitive, un bel album pour découvrir à la fois la magie de l’île de Cuba, un pan important de son histoire récente et du monde contemporain, mais aussi un personnage charismatique et attachant comme put l’être, semble-t-il, Camilo Cienfuegos. Une bande dessinée qui invite et donne envie d’aller plus loin sur les sentiers de l’Histoire.
* : Le journaliste du New York Times Herbert Matthews a obtenu une interview historique de Fidel Castro en pleine Sierra Maestra le 17 février 1957 puis ce fut le tour de Bob Taber en avril 1957.
*** : Tous à Cuba ! La course à « l’île authentique », entretien de Romy Sánchez avec Claudia Martínez Herrera (Esprit 2016/7-8 (Juillet-Août), pages 74 à 85).
**** : https://www.humanite.fr/node/169412
***** : Idem.
Tempête sur Cuba. Agustin Ferrer Casas (Scénario et dessin). Paquet. 144 pages. 18 euros.
Les 6 premières planches :