Au Pays du cerf blanc
Passée la curiosité, passé l’exotisme, les Lianhuanhua chinois s’installent peu à peu dans le paysage de la bande dessinée mondiale grâce au travail d’éditeurs curieux et passionnés. Ces histoires publiées en Chine sous forme de petits volumes qui tiennent dans la paume de la main sont constitués d’une succession de vignettes pleine plage accompagnée d’un texte court qui conduit la narration et les dialogues. Comme les mangas japonais, ils abordent de nombreux sujets de société mais une bonne partie de la production propose des adaptations littéraires. A côté des grands classiques de la littérature chinoise, certains s’inspirent de romans contemporains. Li Zhiwu a choisi d’illustrer le roman à succès de Chen Zhongshi, Au Pays du cerf blanc, un roman à clefs qui mêle avec virtuosité l’histoire de la Chine au XXe siècle et ses conséquences sur la vie d’un petit village de paysans.
Raconter l’histoire de la Chine au XXe siècle est une gageure tant le pays a été chahuté : changements de régime, guerres civiles, guerres mondiales, révolutions, occupation étrangère, persécutions politiques, massacres, famines ont ponctué le siècle. Pour éviter de se perdre dans une fresque trop vaste, les auteurs ont renversé les perspectives pour réaliser Au pays du cerf blanc. Toute l’histoire du pays est racontée à travers celle de deux familles qui dirigent un petit village rural. Les deux patriarches, à la fois alliés et concurrents, voient leurs familles s’agrandir. Leurs fils et filles se marient quand, en 1912, le pays entre dans l’instabilité avec l’abdication de l’empereur Pu Yi. Les seigneurs de la guerre prennent le pouvoir dans les provinces et se combattent jusqu’à l’avènement des nationalistes de Tchang Kai chek. Ce dernier se retrouve en concurrence avec les communistes puis les Japonais qui occupent le pays. La guerre de Libération qui suit sera terrible et finira avec la victoire de Mao.
Une leçon d’histoire
Au pays du cerf blanc reprend tous ces épisodes. On voit très vite que ces évènements politiques ou militaires affectent les villageois. Les fils des chefs du village s’engagent sur des voies différentes. Certains changent plusieurs fois d’allégeance. D’autres trouvent refuge chez des brigands… Les prises de position des uns et des autres ont des motivations diverses : intérêt, ambition, hasard, amour. Ce choix narratif n’empêche pas de rentrer dans le détail des questionnements propres à ces époques troublées, aucun engagement n’étant simple et faisant prendre des risques à beaucoup de monde. Les membres des deux familles vont évoluer quelques fois de façon spectaculaire. Il permet aussi aux auteurs de faire des allusions à des épisodes plus contemporains de l’histoire de la Chine maoïste. Difficile de ne pas voir les similitudes entre certaines scènes des années 20 et la Révolution culturelle qui marque encore les esprits 40 ans après.
Un portrait de la Chine rurale
Mais ce lianhuanhua n’est pas seulement une parabole politique, c’est aussi un portrait de la Chine rurale. Des conditions de vie de la paysannerie aux très codifiées relations sociales, le lecteur occidental a le réel sentiment de pénétrer une société fermée qui ne se laisse pas aisément appréhender. Le dessin de Li Zhiwu parvient à transcrire les doutes voire l’effroi ressentis par les vieillards devant les évolutions de leur fils et de leurs filles, il réussit aussi bien à faire ressentir la violence radicale qui peut s’emparer de chacun que ce soit pour punir ou agresser. Si on ajoute que la sexualité des hommes et des femmes est abordée de manière très crues mais dans la continuité du récit et porteuse de sens pour les personnages, on est en face d’une œuvre importante, riche et originale, qu’il faudra relire pour en saisir toute la richesse.
Au pays du cerf blanc T.2. Chen Zhongshi (scénario), Li Zhiwu (dessin). Éditions de la Cerise. 419 pages. 29,00 euros.