Fin 1937, crimes de guerre de l’armée japonaise dans Nankin, la cité en flammes
C’est un épisode méconnu de la seconde guerre sino-japonaise qui débute en 1931. A Nankin, en décembre 1937, la déroute de l’armée nationale révolutionnaire de Tchang Kaï-Chek précède de peu le massacre de la population civile, parmi laquelle se cachent des dizaines de milliers de soldats livrés à leur sort par leurs généraux. Ethan Young, jeune et talentueux auteur états-unien d’origine chinoise, fait œuvre de mémoire en racontant, dans son album Nankin, la cité en flammes les destins croisés de celles et ceux que la guerre va faucher, avec ou sans gloire, dans les ruines fumantes de l’ancienne capitale chinoise.
À partir de 1868, l’entrée du Japon dans l’ère Meiji va rapidement imprimer un tournant à sa politique extérieure. En effet, pour approvisionner ses industries lourdes le conduisant au son du canon sur la voie du progrès, l’Empire du Soleil Levant n’a pas d’autre choix que l’expansion régionale. Ses voisins sont inféodés ou dominés militairement, comme la Russie en 1905. La spirale alimentée par l’impérialisme, le nationalisme et le capitalisme impose bientôt de soumettre la Chine, déjà vaincue en 1895 et sur laquelle une tentative de protectorat échoue de justesse en 1915, alors qu’elle est en proie à la guerre civile. En 1927, le général Tchang Kaï-Chek semble prendre le pas sur ses ennemis du parti communiste et redonne son unité à la Chine. Mais l’occasion est trop belle pour les Nippons de profiter des rivalités intestines entre Chinois. Sous un prétexte fallacieux (brillamment évoqué en son temps par un certain Hergé dans Le Lotus bleu), les troupes japonaises occupent la Mandchourie en 1931. La guerre reprend et malgré une alliance de circonstance entre frères ennemis d’hier, l’armée de Tchang Kaï-Chek subit la loi d’un ennemi supérieur et déterminé. Vaincu lors des batailles de Pékin puis de Shanghai (juillet et août 1937), il donne l’ordre d’abandonner sa capitale Nankin sans avoir donné à ses troupes le signal clair de la retraite. Le 13 décembre 1937, la cité tombe aux mains des troupes japonaises. Durant six semaines, elles s’y livrent à des massacres sanglants, n’épargnant ni femmes, ni enfants, ni vieillards. Ces exactions préfigurent la stratégie d’anéantissement qui prévaudra lors du second conflit mondial*.
Pour évoquer le chaos dans lequel est plongée la cité à la fin de 1937, Ethan Young nous raconte vingt-quatre heures de la vie d’un obscur capitaine de l’armée du Kuomintang (parti nationaliste chinois), dont le seul but est apparemment de s’extraire, avec un de ses hommes, du piège de « la cité en flammes ». Deux stratégies prévalent, dont l’une consiste à gagner la zone de sécurité où de nombreux civils ont trouvé refuge et qui sert aussi de cachette aux soldats déboussolés. Traqués par les patrouilles japonaises, torturés par la faim, la soif et la peur, le capitaine et le soldat Lu sont vite confrontés à des choix cornéliens. Quelle place pour l’honneur du combattant, le respect des anciens, la défense des faibles ? Comment ne pas succomber au désir de vengeance en écoutant les cris des femmes violées couverts par les rires de leurs bourreaux obscènes ? Que faire de son remords quand il vous assaille ? « Les sentiments n’ont pas leur place dans la guerre », assène le capitaine à son fragile subordonné Lu. Hélas, si, mais pas forcément les plus nobles… Tous les repères se brouillent dans ces moments de tension extrême. Et la mort frappe aveuglément, emportant dans ses filets le peu d’innocence qui restait encore dans les deux camps.
Dans un décor de ruines et de cendres restituant bien l’oppressante situation des fugitifs, grâce au parti-pris de cadrages virevoltants et de gros plans expressifs, Ethan Young nous amène subtilement à la confrontation finale entre le capitaine et le colonel japonais, policé, polyglotte mais raidi par son sens du devoir. Au-delà de la rhétorique militaire, les deux hommes se muent en hérauts de leur pays. L’agresseur, minimisant l’impérialisme nippon, prétend réaliser l’émancipation des peuples d’Asie, et déclare sans l’ombre d’un doute que « ce qui est bon pour le Japon est aussi bon pour la Chine ». Ce à quoi l’agressé rétorque (dans un couplet où bruisse en sourdine la bannière étoilée) que rien ne pourra jamais tuer la nation chinoise. Fierté d’un pays conquérant contre foi dans l’immortalité d’une nation millénaire : le conflit a de belles années devant lui. Bien que ces deux plaidoiries ne fassent pas battre de la même façon le cœur d’Ethan Young – dont on rappelle qu’il est né aux États-Unis de parents chinois immigrés – l’écueil du manichéisme est évité grâce aux beaux portraits de ses personnages secondaires, ceux du soldat japonais Yoshi ou de la mère chinoise Yan entre autres.
Tirant des oubliettes de l’Histoire ce massacre de Nankin**, Ethan Young nous livre en sus une belle réflexion sur la guerre et son inextinguible absurdité. Son choix de conter une traque haletante, ponctuée de nombreuses rencontres bouleversantes, atteint son but aussi sûrement que s’il avait dessiné un roman graphique dans un style plus documentaire. Bien que de nombreux préceptes de L’Art de la guerre de Sun Tzu soient largement vérifiés lors de ce conflit sino-japonais, Ethan Young met à l’honneur le sage Confucius, dont la pensée traverse sans doute l’esprit du capitaine chinois au moment le plus crucial et qui sous-tend peut-être cette passionnante évocation : « voir ce qui est juste et ne pas le faire est un manque de courage ».
* Le « procès de Tokyo » devait être l’équivalent pour l’Asie du procès de Nuremberg pour l’Europe. Il fut conduit par le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, créé pour châtier les criminels de guerre nippons accusés de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis entre le 1er janvier 1928 et le 1er septembre 1945. Il fut inauguré le 3 mai 1946 et rendit son verdict 12 novembre 1948, en prononçant sept condamnations à mort et seize peines de réclusion à perpétuité. Faute de documents d’archives suffisants, le massacre de Nankin a échappé au champ d’investigation des enquêteurs du tribunal. Les estimations du nombre des victimes massacrées oscillent entre 100000 et 300000. La diplomatie nippone se crispe encore quand ce sujet est abordé.
** A noter qu’était également sorti en 2011 Nankin, de Nicolas Meylaender et Zong Kai aux éditions Fei.
Nankin, la cité en flammes. Ethan Young (scénario & dessin). Urban China. 192 pages. 15€
0 Comments Hide Comments
[…] BD « Nankin, la cité en flammes » (Ethan Young) […]