Le voyage de Marcel Grob, mémoires d’un Malgré-Nous
L’histoire des Malgré-nous est toujours enfouie dans les mémoires, dans les familles alsaciennes et du reste de la France. Ceux qui l’ont vécue n’en parlent pas. Les enfants et les petits-enfants n’en savent presque rien. Les historiens ne savent pas trop quoi en faire. C’est un objet historique encore obscur qui mérite d’être mis en lumière. Il concerne des milliers de jeunes Français dont le destin a basculé car ils sont nés du mauvais côté de la frontière.
Mai 40, l’Allemagne écrase l’armée française et occupe les deux tiers du territoire. La France est coupée deux avec une zone dite libre au Sud et au Nord, la zone dite occupée à laquelle il faut ajouter deux autres régions. Le Nord et le Pas de Calais sont rattachés à l’autorité qui gouverne la Belgique, et l’Alsace-Moselle est de facto rattachée au Reich dont elle devient une province. Ses habitants sont des Volksdeutsche, des « Allemand par le peuple », considérés comme des Allemands à part entière. D’autres populations européennes font aussi partie de cette catégorie : les Sudètes de Tchécoslovaquie, des germanophones du Haut Adige, les habitants de Eupen et Malmédy en Belgique, et d’autres en Pologne, Hongrie, Yougoslavie. Quasiment toutes les minorités germanophones européennes sont des Volksdeutsche aux yeux des nazis. A cela, s’ajoute le fait que les Alsaciens-Mosellans sont allemands si ils sont nés entre 1870 et 1918 mais français si ils sont nés après cette date. Jusqu’en 1942, les jeunes hommes de ces territoires sont relativement épargnés mais à partir de cette année, les revers de la Wehrmacht saignent la troupe engagée à l’Est. La conscription est imposée, des mesures d’intimidation sont mises en place pour empêcher les désertions. Plus de 130 000 Alsaciens-Lorrains vont rejoindre l’Armée de terre et à partir de 1943, un certain nombre sera capté par la Waffen SS (la partie combattante de la SS, l’autre partie est affectée à la surveillance des camps). Ces Malgré-nous SS, puisque la très grande majorité est contrainte de s’engager pour éviter que les familles soient déportées ou d’être eux même exécutés, vont combattre sur le Front de l’Est, en Normandie, en Italie, dans le sud-ouest de la France et le centre. Environ 35 000 ne reviendront pas, beaucoup ont été blessés physiquement et surtout psychologiquement. Ceux qui ont été capturés par l’Armée rouge ont été internés dans des conditions difficiles au camp de Tambov. Sur 18 000 internés, entre 6 et 8 000 y laissèrent la vie. Le dernier a été libéré en 1955.
Marcel Grob a 17 ans, en juin 1944, quand il est convoqué pour rejoindre la Waffen SS, et part pour l’Allemagne avec ses compagnons. D’autres jeunes hommes ont rejoint la Résistance, d’autres ont tenté de fuir mais les familles sont menacées ou arrêtées par la police puis déportées. La 16e compagnie de panzer grenadier « Reichsführer SS » est envoyée en Italie pour combattre les partisans. Les combats sont très durs. Les partisans sont agressifs et sentent que l’armée allemande est sur la fin. Les régiments SS habitués à la guerre sans limite à l’Est appliquent les méthodes qu’ils connaissent : pas de pitié, peu de prisonniers, aucune considération pour les civils qu’ils soient hommes, femmes ou enfants. Sous l’uniforme allemand, les jeunes Alsaciens participent à des crimes de guerre en massacrant des civils dans une église à Marzabotto, équivalent du massacre d’Oradour sur Glane commis par la division SS Das Reich, à la même période, qui comptait elle aussi des Malgré-nous dans ses rangs. Philippe Collin raconte dans cet album l’expérience terrible de son grand-oncle. C’est à la fois un récit personnel et une leçon d’Histoire qui met le lecteur face aux questionnements les plus profonds qu’on peut se poser dans un tel contexte. Qu’aurais-je fait ? Aurais-je obéi ? Aurais-je jeté cette grenade ? Dans les faits, Marcel n’a pas le temps de se poser ces questions, il doit sauver sa peau – un SS qui n’obéit pas est fusillé – sans perdre trop son âme.
Avec intelligence et humanité, les deux auteurs tiennent l’histoire sur un fil tendu sans jamais basculer dans un camp ou un autre, condamnation ou compréhension. Ils tissent autour de Marcel un réseau de relations humaines, certaines avérées, d’autres imaginées, pour lui donner une humanité qu’on pourrait lui contester. Chacun des personnages lui redonne, tour à tour, une part de cette humanité.
Le dessin de Sébastien Goethals se fond dans le scénario de Philippe Collin. Les dessins en noir et blanc sont justes. Dans un tel contexte, il aurait été facile de jouer avec la dramatisation, les ambiances terrifiantes ; la simplicité du trait place le lecteur à bonne distance de Marcel et de son histoire. Il donne le temps de réfléchir.
Enfin, l’album se termine sur un excellent dossier historique écrit par Christian Ingrao qui rappelle l’histoire des Malgré-nous et de la Waffen SS avec un focus sur la 16. SS-Panzergrenadier-Division Reichsführer-SS et ses crimes en Italie.
Contrairement à d’autres albums sur le même sujet, Le Voyage de Marcel Grob ne joue pas sur une certaine idée frelatée de l’aventure. Ces jeunes hommes, engagés de force, qui ont commis d’horribles crimes sont aussi de vraies victimes du nazisme. Ils le paieront jusqu’à la fin de leur vie sous les brimades, les insultes (beaucoup seront appelés « le Boche » pendant des années) et la culpabilité. Quelques Malgré-nous de la division Das Reich ont été condamnés aux travaux forcés mais immédiatement amnistiés.
Cases d’Histoire a rencontré les auteurs du Voyage de Marcel Grob pour évoquer la genèse de ce projet et les raisons qui ont conduit Philippe Collin à écrire cette histoire qui le touche de près et comment Sébastien Goethals l’a rejoint dans cette aventure :
Le voyage de Marcel Grob. Philippe Colin (scénario). Sébastien Goethals (dessin). Futuropolis. 192 pages. 24 €
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