Au cœur des ténèbres et de la folie de la Guerre de Vendée
Rares sont les bandes dessinées à évoquer la guerre de Vendée (1793-1796) tant le sujet est délicat et propice à des controverses passionnées. Pourtant, le scénariste Jean-Pierre Pécau (Jour J, Cavalerie rouge, chez Delcourt) et le dessinateur Benjamin Bachelier (Taïpi, Ulysse Wincoop, les deux publiés par Gallimard BD), avec la complicité de Joseph Conrad, viennent de s’y frotter avec Cœur de Ténèbres, et c’est une réussite.
D’emblée, on n’attend pas Jean-Pierre Pécau dans l’écriture d’un roman graphique, mais le hasard et les éditeurs font bien les choses comme il nous le raconte : « Tout ça s’est fait par un concours de circonstance. C’est un style de BD – qu’on appelle roman graphique ou nouvelle BD (enfin tout ces noms sont une plaisanterie) – que je fais assez peu et vers lequel je ne serais pas allé naturellement. C’est Fred Blanchard, qui connait Benjamin Bachelier, qui nous a réunis. Benjamin, qui vit à Nantes, voulait dessiner une histoire qui se passait dans sa région et en me documentant, je suis vite arrivée aux guerres de Vendée. Conrad, lui, arrive un fois sur deux dans mes scénarios. »
« Au départ, je n’étais pas très chaud, je me demandais si les choses allaient coller. Benjamin a un style graphique très particulier, inhabituel parmi mes autres collaborations. C’est une écriture que je connaissais mal. Et puis j’ai vu arriver les premières planches de Benjamin et je suis resté sur le cul. Le résultat est époustouflant. Il est tout à fait dans l’ambiance de ces marais et de la nouvelle de Conrad, tout en donnant sa vision de tout ça. »
Le récit débute peu après la bataille de Savenay du 23 décembre 1793, qui voit l’anéantissement des armées vendéennes. Plusieurs milliers de combattants mais aussi des femmes, des vieillards et des enfants sont massacrés pendant et après la bataille. Les témoignages de généraux républicains font état de piles de cadavres, de scènes insoutenables. Le héros de l’album, le commandant républicain Varenne, a participé à ces actes terribles. Son seul désir est de quitter la Vendée, d’obtenir une mutation sur un autre front pour échapper à l’ambiance de mort qui lui fait horreur. Accompagné par un indien Uncas, l’homme attend son départ pour l’armée du Rhin qui combat dans une autre guerre, plus régulière, contre les armées coalisées des monarchies européennes. Malheureusement pour lui, ses qualités morales et militaires le désignent pour une mission improbable : pénétrer dans le marais de la Bièvre noire qui cerne la ville de Nantes pour en extirper le colonel Scherb, l’Ange de la terreur, qui s’y est retranché avec une troupe hétéroclite et qui échappe totalement au contrôle de ses chefs.
Par le titre de l’intrigue, on voit pointer la célébrissime nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres qui a notamment inspiré le scénario de Apocalypse Now. La nouvelle originale se passe en Afrique et on peut y voir une critique du colonialisme ou une description de la folie. Cette nouvelle adaptation est plus le récit d’une quête hallucinée, d’un voyage suspendu entre la terre et l’eau, un voyage plein de créatures qui sortent des marais, d’enfants perdus dont on ne sait s’ils vivent là depuis longtemps, s’ils sont réfugiés pour fuir les massacres ou, pour certains, si ce sont des esclaves noirs libérés par des révolutionnaires au grand dam des marchands négriers nantais. Jean-Pierre Pécau a trouvé des témoignages de ces libérations, comme de la présence d’Amérindiens arrivés dans les bagages de soldats revenus d’Amérique et de la guerre contre les Anglais.
Contrairement à ses autres scénarios très dialogués, Jean-Pierre Pécau est dans la retenue, avec beaucoup de pages muettes qui laissent toute la place au dessin puissamment évocateur de Benjamin Bachelier. Les planches des deux premiers tiers sont en noir et blanc, puis surgit un feu qui va embraser la suite du récit comme la folie s’empare des habitants du marais.
Bien qu’on ne puisse pas forcément qualifier ce roman graphique d’historique, il nous plonge dans une période troublée qui a traumatisé la région pour de nombreuses années. L’histoire que nous raconte les deux auteurs peut aussi de comprendre comme une réflexion sur la folie que provoque la guerre, la perte de repères moraux, l’évanouissement de la frontière entre le bien et le mal.
Coeur de ténèbres. Jean-Pierre Pécau (scénario). Benjamin Bachelier (dessin). Editions Delcourt. 106 pages. 16,50 euros
Les 10 premières planches :