Black-out : quand Hollywood reproduit la ségrégation raciale
Pendant leur âge d’or (1920-1960), les studios hollywoodiens n’ont pas lésiné sur la diffusion du rêve américain. Dans Black-out, Loo Hui Phang et Hugues Micol explorent l’envers de ce décor clinquant. En créant le personnage allégorique de Maximus Wyld et en égrenant les jalons d’une carrière condamnée aux seconds rôles, ils décortiquent les rouages d’une industrie aux mains de puissants producteurs dont les ambitions furent autant le business que la reproduction sur grand écran d’une hiérarchie sociale écrasée par le mâle Blanc. Pour les femmes, les natives, les colored people et les étrangers, restent des rôles de faire-valoir ou de boucs-émissaires.
Nous sommes en 1936. Les États-Unis commencent à digérer le cataclysme du krach de 1929. Dans une salle de boxe de Los Angeles, un adolescent écorché par la vie, Maximus Ohanzee Wildhorse rencontre Cary Grant. Celui qui, à cette époque, n’est qu’une étoile montante du cinéma lui ouvre les portes des studios d’Hollywood et devient, pour le jeune orphelin, une sorte de coach et de référent paternel. Pour faire l’acteur, Maximus conserve son prénom affichant l’ambition des sommets et choisit le pseudonyme joliment retouché de Wyld, quatre lettres comme des pierres prélevées au cœur de la forteresse Hollywood. Son arbre généalogique (dévoilé page 80) tient quasiment de la forêt par sa diversité et dresse un véritable panorama de l’histoire du peuplement des États-Unis. Parmi ses ancêtres figurent des esclaves noirs du Dahomey débarqués au XVIIIe siècle dans les états cotonniers du Sud, des Chinois venus poser les rails au XIXe siècle et surtout son arrière-arrière-grand-père vénéré, le chef comanche Wild Horse, héros des guerres indiennes.
Au hasard des rencontres accumulées sur quatre générations, l’ADN de Wyld se charge ainsi de chromosomes amérindiens, afro-américains et asiatiques. De ce métissage grand format, Maximus hérite d’une gueule « adaptable » lui valant d’être choisi par les plus grands metteurs en scène (Capra, Fleming, Vidor, Huston, Ford) pour jouer les seconds rôles (rarement valorisants) de « nègre, de jaune, de peau-rouge, de sauvage » (page 47).
Un petit aperçu de la filmographie de Maximus Wyld, crédible sans excès de maquillage dans de nombreux rôles ethniques.
Inutile de compulser les archives ou les bases de données pour rédiger sa notice filmographique. Non pas que Maximus Wyld n’ait enchaîné que des figurations muettes impossibles à créditer, mais tout simplement parce qu’il n’a jamais existé. Loo Hui Phang a pris le parti, dans son scénario foisonnant, de créer un acteur imaginaire. Fort de cette généalogie recomposée, Hugues Micol parvient avec succès à donner vie à une créature incarnant la synthèse de toutes les minorités ethniques dont les films des majors companies hollywoodiennes ont eu besoin pour leurs productions. En racontant le combat que mène son héros tournage après tournage, Black-out invite le lecteur à découvrir le traitement de la différence par la puissante industrie cinématographique états-unienne. Très vite, après ses premiers pas, Maximus revit dans son métier ce que ses ancêtres ont vécu dans des temps pas si éloignés : la ségrégation imposée par la suprématie des Blancs.
Quel chemin les descendants des esclaves parviennent-ils à se frayer dans un pays où l’abolition solennelle de 1865 peine à entrer dans les mœurs et produit un apartheid légal dans de nombreux états du Sud ? La fabrication de nouveaux mythes par les scénaristes et producteurs des grandes firmes, ces aèdes modernes, peut-elle aider à fonder une société effaçant trois siècles de rapports de domination ? Le microcosme hollywoodien est d’une rare ambiguïté. Le visionnage du film de David W. Griffith, Birth of a Nation (Naissance d’une Nation), n’incline guère à l’optimisme*. Réalisé en 1915, il est considéré à la fois comme un chef d’œuvre et une véritable apologie du racisme anti-noir, aux sources de la renaissance du Ku-Klux-Klan.
Sur le tournage de Gone with the Wind (Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, sorti en 1939, pages 40-41), Maximus dialogue hors caméra avec Hattie Mc Daniel, la Mammy de « mam’zelle Scarlett ». Dans cette fresque sur la vie quotidienne dans une plantation sudiste, les rôles sont distribués conformément aux réalités sociales, donc ethniques, de 1861. Quand Maximus, écœuré de jouer le « caniche toiletté pour la garden-party des maîtres blancs », fait le serment de ne plus interpréter de rôle de domestique, Hattie Mc Daniel lui rétorque qu’être rétribuée pour jouer les servantes noires d’une maîtresse blanche vaut toujours mieux qu’être domestique de profession. Cette vision positive – mais alimentaire – de la condition des Afro-américains trouve-t-elle aussi son prolongement dans l’Oscar qui lui fut décerné en 1940 ? Là encore, tout est question d’éclairage. L’actrice ne fut pas conviée à l’avant-première du film et, sous la pression insistante de son ami Clark Gable, tolérée de justesse à la cérémonie de remise des statuettes. C’est reléguée dans un coin de l’assistance pour échapper au champ des caméras de télévision qu’elle vit sa consécration : pour la première fois dans l’histoire du cinéma US, une actrice noire est couronnée… dans un second rôle d’esclave servante. Quand l’armée des États-Unis commande un film de propagande à la gloire des « Negro soldiers » (1944), Frank Capra livre un documentaire de 40 mn qui oublie de rappeler que ces héros libérant le monde ne sont pas complètement libres dans leur propre patrie (pages 109 et suivantes).
Tout au long de leur album, les auteurs martèlent le constat d’une ségrégation qui frappe à l’identique la société états-unienne et les plateaux de tournage. Au pays de la Liberté, les Noirs ont le droit d’exprimer leur culture mais par la force des choses, ils créent leurs genres propres (en musique, le gospel et le blues, au théâtre et au music-hall, les minstrel shows**, voir pages 42-43). Quand la révolution du cinéma survient, les race movies*** (films ethniques, pages 52 et suivantes) drainent un public exclusivement noir. Grâce à leur succès, ces spectacles engendrent des vedettes dont certaines accèdent au rang de star… dans leur communauté. Qui, dans l’autre monde, connaît l’acteur Mantan Moreland, crédité de 50 films ? Qui a ri des facéties de l’humoriste Lincoln Perry, alias Stepin Fetchip, premier acteur noir millionnaire donc ayant réussi sa vie au pays du dollar ? Qui se souvient des acteurs et danseurs John W. Bubbles ou Bill Robinson Bojangles ? Quand ce dernier triomphe à Broadway dans des comédies musicales, Hollywood ne lui propose que des rôles de domestiques.
Alors à quand la fin du tabou ? Dans ce faux biopic qui promène le lecteur dans les arcanes du pouvoir hollywoodien, les auteurs ont su nuancer leur propos. Le dessin de Micol fait la part belle au rêve qui aide Wyld à garder espoir malgré ses déboires et déconvenues successives (mention spéciale au chimérique projet Othello, produit par la MGM, scénarisé par Dalton Trumbo et confié à King Vidor). Pour illustrer l’hypocrisie des grandes firmes hollywoodiennes (les financiers diront leur pragmatisme), le scénario rappelle également d’autres réalités de cet âge prétendument doré : écoles de développement artistique et modélisation physique des futures stars par la chirurgie plastique, fabrication de femmes fatales (dont Margarita Carmen Cansino, alias Rita Hayworth, double féminin bien réel de Maximus, page 80), instauration du Code Hays**** en 1930, réplique en mode patriotique avec la Motion Picture Alliance***** for the Preservation of American Ideals, purges maccarthystes enfin entre 1950 et 1954 (pages 185 et suivantes). Maigre consolation pour les colored people dans tous ces cas : la discrimination et son bras armé la ségrégation frappent toutes les minorités en se teintant de considérations plus politiques dans le nouveau contexte de la guerre froide.
Pour imaginaire qu’elle soit, il fallait bien trouver le clap de fin cohérent à la carrière de Maximus Wyld. Condamné par son physique à ne jamais pouvoir incarner les jeunes premiers, desservi par son refus de ne plus jouer de rôles reproduisant trop fidèlement l’histoire états-unienne, il chute à cause de fréquentation de Paul Robeson, le seul acteur noir qui, à l’époque, va au bout de la logique contestataire en affichant ses sympathies communistes après 1945. En dénonçant ouvertement la ségrégation des Noirs au pays de la Liberté, Robeson devient une recrue de choix pour la propagande soviétique. Eisenstein en personne aurait eu le projet d’un film sur l’indépendance d’Haïti lui donnant le premier rôle. Mais pour Wyld, cette amitié sonne le glas de sa carrière allégorique. Innocent de sa couleur de peau, Maximus est coupable de ses opinions. Il n’aura jamais porté que les habits du domestique, les plumes du guerrier peau-rouge ou les costumes impeccables des méchants exotiques.
En se déshabillant avant un bain de minuit (page 74), Ava Gardner demande à Maximus si « le cinéma peut accomplir ce que la société refuse de faire », c’est-à-dire forger « un héros qui plaise aux Blancs et aux Noirs » alors même que « ces deux publics s’affrontent » ? Cet album à la tourbillonnante galerie de portraits et aux décors soignés – thème oblige, mais sacrée prouesse de Micol – répond clairement par la négative. L’âge d’or du cinéma hollywoodien est à peine une préhistoire pour l’égalité entre Noirs et Blancs. Puisqu’en dépit de son fabuleux pouvoir, la machine à rêve hollywoodienne n’est pas parvenue à fabriquer de nouveaux mythes, il faudra attendre que la société change le cinéma de l’extérieur. Plus d’un demi-siècle après l’Oscar de Sydney Poitier (1964), les inégalités criantes entre Noirs et Blancs minent à nouveau la société états-unienne, au point, hélas, de donner matière à de nombreux nouveaux black-outs.
* : Griffith a réalisé 450 films entre 1908 et 1931, tous muets sauf les deux derniers. Il a introduit des innovations techniques et esthétiques qui ont donné leurs lettres de noblesse au 7e art. Le metteur en scène russe Eisenstein a dit de lui : « C’est Dieu le Père, il a tout créé, tout inventé. Je lui dois tout. ». Mais l’artiste de génie a du mal à faire oublier l’homme, notamment dans ce film, adapté d’un roman de Thomas Dickson, qui raconte comment les preux chevaliers du Ku-Klux-Klan se dressent comme un rempart de civilisation contre les hordes d’esclaves noirs affranchis assoiffés du désir de se venger en violant les femmes blanches. La projection de ce film, jusqu’à son affiche, a servi d’argument aux recruteurs du KKK dès sa sortie. Les historiens du cinéma estiment qu’un quart des États-uniens ont vu ce film.
** : les minstrel shows (littéralement spectacles de ménestrels) remontent au début du XIXe s. Ils mettent en scène des numéros de type cabaret extrêmement stéréotypés. Les comédiens et chanteurs sont de joyeux coons, sortes de grands dadais noirs ignorants, superstitieux, et dotés du sens du rythme. Il faut cependant attendre la guerre de Sécession pour voir des acteurs afro-américains interpréter eux-mêmes ces rôles, auparavant dévolus à des blackfaces, des Blancs fardés. En 1927, Le chanteur de jazz, le premier film parlant de l’Histoire, rend hommage à ces minstrel shows.
*** : Les race movies apparaissent aux États-Unis peu après la première guerre mondiale. Ce genre doit tout au père du cinéma afro-américain, le producteur, scénariste, acteur et réalisateur Oscar Micheaux (1884-1951), dont le premier film sort en 1919. Une quarantaine d’autres suivront, dont Within our gates (littéralement « Dans nos portes »). Cette œuvre engagée de 1920 entend dénoncer les clichés racistes du film de Griffith en montrant la réalité ségrégationniste de l’époque. La NAACP considère Micheaux, artiste quasiment tombé dans l’oubli, comme une figure importante de la lutte pour l’égalité des droits civiques, voir https://www.naacp.org/naacp-history-oscar-micheaux/
**** : le code Hays est le nom courant du Motion Picture Production Code instauré en mars 1930 par le sénateur William Hays. Il s’agit de réguler la production cinématographique en lui donnant des règles empreintes de morale et de religion. Toutes les images de nudité, de relations sexuelles ou homosexuelles, de crimes, de consommation d’alcool ou de drogue, de blasphème, et de relations interraciales sont proscrites. Cette forme d’autocensure acceptée par les grandes firmes hollywoodiennes va stimuler l’imagination des plus grands réalisateurs qui s’ingénieront à la contourner, comme dans les exemples fameux cités en page 62.
***** : Cette MPA fondée en 1944 entend lutter contre les menées anti-américaines dans le monde du cinéma, à l’heure où les communistes redeviennent des adversaires idéologiques après avoir été des alliés de circonstances. Aux pages 137 et suivantes, les auteurs réservent une charge pas vraiment héroïque à John Wayne, qui préside cette MPA entre mars 1949 et juin 1953, aux heures sombres de la chasse aux sorcières maccarthyste.
****** : Fils d’un père esclave échappé à 15 ans devenu pasteur, athlète et chanteur exceptionnel, il entame sa carrière cinématographique au Royaume-Uni avant d’entrer en politique dans son pays pour dénoncer la ségrégation raciale y sévissant. Une exposition lui a été consacrée au musée du quai Branly Jacques Chirac en 2018, à découvrir en ligne ICI. Malgré ses sympathies communistes, Robeson reçoit son étoile sur le Walk of Fame en 1958… Hollywood n’est pas à une contradiction près.
Black-out. Loo Hui Phang (scénario). Hugues Micol (dessin). Futuropolis. 200 pages. 28 euros.
Les 10 premières planches :