Brancusi contre États-Unis, ou le procès de l’art moderne par ses détracteurs
Le procès intenté par le sculpteur moderne Constantin Brancusi au gouvernement américain en 1927 fait date dans l’histoire de l’art. Le motif : les douanes de New York veulent taxer ses sculptures à leur entrée dans la ville, au motif qu’il s’agit de pièces industrielles et non d’œuvres d’art. Le procès fait grand bruit car, dépassant son seul objet, il incarne la bataille idéologique entre le conservatisme et les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Par la même occasion, il renforce la réputation déjà solide de Brancusi, le premier sculpteur à pratiquer l’abstraction. Arnaud Nebbache, auteur de littérature jeunesse, livre ici une superbe première bande dessinée, entre biographie d’artiste et récit de procès, offrant un aperçu du travail du sculpteur et une belle réflexion graphique sur l’art moderne.
Ce n’est néanmoins pas sur le procès de 1927 que s’ouvre le one-shot d’Arnaud Nebbache, mais sur les années 1900-1910. Brancusi, après une solide formation à l’École des beaux-arts de Bucarest en Roumanie (où il est né), a suivi pendant deux ans les cours de l’École des beaux-arts de Paris. Nous le rejoignons alors que, sa formation achevée, il opère comme praticien dans l’atelier d’Auguste Rodin *, c’est-à-dire comme l’un des nombreux assistants du sculpteur. Il ne tarde pas à le quitter, ne retenant de Rodin que son travail du fragment et sa conception de l’espace, celui qui entoure, délimite et fait exister la sculpture. Par une ellipse de vingt ans, nous entrons ensuite dans l’atelier de Brancusi, situé impasse Ronsin, dans le 15e arrondissement de Paris **. Brancusi est désormais un artiste établi et dispose d’un vaste espace pour travailler et exposer ses sculptures.
Le graphisme de l’auteur nous emporte vite, tant par sa singularité que par son plaisir manifeste à raconter l’histoire et l’œuvre de Brancusi. Son dessin est particulièrement abouti. Chaque planche est travaillée en trichromie, usant de l’aplat et de superpositions colorées, et jouant d’effets graphiques (le trait net, la bavure de l’encre) pour animer la surface. La palette, sourde et dominée par les bleus, change au fil des lieux et des évènements racontés. Ainsi Brancusi discutant avec ses avocats à Paris apparaît dans des tons sableux tranchés de bleu roi, pour passer à l’ocre, au vert pré et au kaki lorsqu’il visite les ateliers de Jean Prouvé. Ces variations chromatiques occasionnent tout un jeu d’harmonies colorées sur L’Oiseau dans l’espace, la sculpture examinée au procès et dessinée en couverture, dont le métal poli reflète l’environnement – on saluera au passage le travail d’impression et la qualité du papier utilisé, qui restituent bien ce travail des couleurs.
Le gaufrier classique alterne avec une mise en page plus libre où le blanc occupe une place importante, lors des croquis d’audience notamment. Nebbache travaille ainsi les formes en creux, dessinant l’espace autour des corps et des objets pour en délimiter les contours, comme on épargnerait les blancs dans une gravure. Comme chez Brancusi, l’espace entoure la forme et la fait exister – et ce n’est jamais plus vrai que lorsque l’artiste est représenté, massive silhouette blanche qui habite l’espace des cases. Le dialogue plastique ne s’arrête pas là, car Nebbache organise également des jeux de réponse entre l’œuvre de Brancusi et son propre travail graphique ; ainsi page 20 où les angles des sculptures dialoguent avec les arêtes des buildings de New York (voir ci-dessous), ou des nombreuses cases montrant comment Brancusi, dans son atelier, agençait ses œuvres selon des dispositions particulières, créant des liens et anticipant les mobilités entre elles.
Ces pages sont aussi l’occasion de comprendre à quel point Brancusi était intégré aux réseaux artistiques parisiens, ceux du Montparnasse des avant-gardes. L’artiste Marcel Duchamp (qui relate son procès à New York lettre après lettre), le compositeur Erik Satie, le peintre Fernand Léger, les danseuses Marthe Lebherz (sa compagne) et Lizica Codreanu (qui danse au milieu des œuvres de l’atelier page 24), ou encore le photographe Edward Steichen sont des amis proches de Brancusi. Une des qualités du récit est de montrer que, sans s’inscrire dans des logiques de groupes ou de mouvements artistiques et sans obéir aux effets de mode, Brancusi trace une voie singulière dans l’histoire de l’art, sans être marginal pour autant. Le cliché du génie solitaire et incompris a bien fait son temps, et le procès en est d’ailleurs la preuve, qui s’il témoigne du conservatisme de certaines élites y compris artistiques, ne fait que momentanément obstacle à Brancusi.
Lors du procès intenté par l’artiste, l’enjeu principal pour la cour est en effet de déterminer si la sculpture métallique L’Oiseau dans l’espace est ou non une sculpture originale, produite par un sculpteur professionnel, et non un objet industriel à fonction utilitaire. Le talent de Nebbache est de réussir à exprimer les enjeux autour de ce procès et des expérimentations de l’art moderne sans tomber dans le didactisme verbeux. Avec relativement peu de mots et des séquences bien construites, il parvient à exprimer certaines des idées qui ont structuré les mouvements artistiques d’avant-garde : le désir d’abolir les frontières entre art, artisanat et industrie, d’intégrer la machine ou le mobilier contemporain dans l’art et inversement, la réflexion sur l’abstraction, l’essentialisation des formes et l’abandon de l’imitation du réel, ou encore les catégories, fondamentales en histoire de l’art, d’original, de copie, de réplique et de série.
Finalement, et puisque nous avons affaire à une bande dessinée historique, nous pouvons révéler la fin sans craindre de spoiler les lecteurices : à l’issue du procès, le juge donne raison à Brancusi, le reconnaissant comme artiste professionnel et sa sculpture comme une œuvre originale. Le juge a bien conscience de faire jurisprudence avec ce jugement, énonçant qu’« une école d’art dite moderne s’est développée ces dernières années et la cour ne peut l’ignorer. Les tribunaux doivent le reconnaître, que nous soyons en accord ou non avec ces idées d’avant-garde mettant en avant des concepts abstraits plutôt que l’imitation du réel » (voir ci-dessous).
Les dernières cases de Nebbache atteignent une belle plénitude graphique, qui reflète l’état mental et la personnalité de Brancusi (voir ci-dessous). L’artiste, assis au bord de l’eau sur une plage de galets, regarde dans le vide, joue avec les pierres sous ses mains, puis ne peut s’empêcher de les agencer en une petite colonne élancée vers le ciel, à l’image de sa Colonne sans fin qu’il considéra comme son chef d’œuvre. Cette séquentialité maîtrisée répond ainsi au synthétisme efficace de la couverture, où Brancusi, accroupi sur un socle, se mire de près dans l’Oiseau qui lui renvoie son image déformée. Le caractère sensible et instinctif, presque animal dans son rapport à la matière, mais aussi pondéré et réfléchi de Brancusi transparaît bien dans cette attitude de l’artiste face à son œuvre. Une œuvre dont les effets, et cette bande dessinée en témoigne brillamment, ont parfois largement dépassé les attentes de l’artiste.
* : Et non comme son élève, comme on a pu le lire dans d’autres critiques de cette bande dessinée.
** : Atelier transféré en face du Centre Pompidou et ouvert au public.
Brancusi contre États-Unis. Arnaud Nebbache (scénario, dessin et couleurs). Dargaud. 126 pages. 23,50 euros.
Les huit premières planches :