Das Feuer, l’enfer des tranchées vu du côté allemand
L’adaptation d’un extrait du roman Le Feu d’Henri Barbusse par Patrick Pécherot et Joe Pinelli est audacieux. Car il prend place dans les lignes allemandes, où les conditions de vie sont tout aussi épouvantables que du côté des poilus. Das Feuer n’a que faire des uniformes, seuls comptent les hommes pris dans la tourmente.
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Dans un pays en guerre, muselé par la censure et modelé par la propagande, comment faire entendre une voix différente ? Comment s’exprimer à contre-courant sans être pris pour un défaitiste, voire un traître ? Engagé volontaire en 1914 malgré un âge avancé (41 ans) et des problèmes pulmonaires, Henri Barbusse passe les six mois de convalescence qu’il effectue à Chartres et Plombières en 1916, à rédiger son témoignage des tranchées. Pendant toute l’année 1915, il avait en effet tenu un journal de bord de son expérience au front. Le texte sort en feuilleton dans le quotidien L’Œuvre, avant d’être publié en un volume par les éditions Flammarion. Seulement quelques jours plus tard, Le Feu obtient le Prix Goncourt. Un choix courageux de la part de l’Académie du même nom, car le roman aux allures de documentaire – premier livre à montrer le conflit mondial de l’intérieur – jette un pavé dans la mare du discours ambiant sur la conduite de la guerre. En décrivant le quotidien d’une escouade française dans les tranchées, Barbusse dévoile au grand public les épouvantables conditions de vie des poilus. Plus encore, en faisant parler ses camarades d’infortune, l’écrivain dessine un pacifisme qui fait grincer bien des dents. « Que l’auteur du Feu entende faire la guerre à la guerre plutôt que de combattre une autre nation, c’est une conception à laquelle chacun souscrirait volontiers si elle ne se confondait, dans l’espèce, avec l’idée même de patrie dont M. Henri Barbusse se propose de la disjoindre. », peut-on ainsi lire dans les colonnes du Figaro en janvier 1917.
En transposant l’action du Feu dans le camp allemand, Patrick Pécherot et Joe Pinelli renouvellent en quelque sorte l’audace d’Henri Barbusse. Le recul dû aux cent années qui nous sépare de la Grande Guerre atténue le choc d’un tel parti pris. Mais il aurait été certainement inconcevable à l’époque – pour le public en tout cas – de décrire les ennemis avec autant d’humanité. Et pourtant, les troupes du Kaiser n’ont-elles pas subi les mêmes avanies que les poilus hexagonaux ? Des deux côtés du no man’s land, n’y avait-il pas des hommes, seuls face à la mort malgré la multitude ? Le retournement de point de vue de Das Feuer montre de façon limpide que la guerre broie sans distinction. De pays, de religion, de couleur de peau, de profession. Le choix par Joe Pinelli du noir et blanc ainsi que de la profusion de traits accentue le sentiment d’horreur enveloppante. On ne reconnaît plus grand-chose dans ce magma de chairs et de terre mêlées. « Où est notre tranchée ? », se désespère l’escouade de soldats allemands après le tir d’artillerie. Ils mettront une nuit pour la retrouver. Même les visages des combattants se ressemblent tous dans Das Feuer, car l’homme est un pion, interchangeable. La bande dessinée souligne avec force l’absurdité de cette guerre en immergeant le lecteur dans un paysage ravagé, presque surnaturel. Un voyage dans l’innommable dont on ressort hagard et secoué.
Das Feuer. Patrick Pécherot (scénario). Joe Pinelli (dessin). Casterman.
Les 5 premières planches :