Dash Shaw (Discipline) : “[En 1863], un garçon quittant sa communauté Quaker n’est pas seulement plongé dans une guerre folle, il parle littéralement différemment des gens qui l’entourent.”
Avec Discipline, Dash Shaw entre dans la bande dessinée historique par la grande porte, celle des projets ambitieux, sur le fond comme sur la forme. Suite à une résidence à la New York Public Library, l’auteur de Bottomless Belly Button explore les cas de conscience d’une communauté quaker pendant la Guerre de Sécession. A travers l’échange épistolaire entre un frère, qui s’engage dans l’armée nordiste, et une sœur, restée dans le foyer familial où le pacifisme est une règle de vie, Dash Shaw présente un destin singulier qui prend part à la Guerre civile états-unienne (1861-1865). Pour en savoir plus, Cases d’Histoire lui a posé quelques questions.
Cases d’Histoire : Pouvez-vous nous résumer en quelques mots l’intrigue de cet album ?
Dash Shaw : Les Quakers combattants. C’est le titre d’un livre qui a inspiré l’album. The Fighting Quakers, par A.J.H. Duganne, publié en 1866. La correspondance entre deux frères quakers et leur mère. Une partie des textes de ma bande dessinée est tirée de ce livre.
L’album est la conséquence d’une résidence à la bibliothèque publique de New York. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur cette opportunité stimulante ?
C’est une bourse qui s’appelle la Cullman Center Fellowship. D’autres auteurs de bande dessinée l’ont eue. J’ai postulé et ils m’ont répondu « nous avons des archives Quaker de cette époque [la Guerre de Sécession] ». Fantastique. J’avais un bureau dans la bibliothèque et j’y ai passé un an, de 2014 à 2015, où j’ai fait le gros de la recherche. Comme le savent bien les chercheurs, mon plan a évolué au fur et à mesure de la lecture des archives. A l’origine, je pensais que je ferais un livre plus explicatif, plus comme Louis Riel de Chester Brown, un livre que j’adore. Mais en épluchant les lettres et les journaux intimes, leur langage particulier, et l’écart entre ce que les gens écrivaient et ce que nous savons qu’ils faisaient, la nature de mon livre s’est modifiée. Même la petite taille de l’écriture cursive de cette époque m’inspirait. Je ne connais personne capable d’écrire ainsi aujourd’hui. Quand vous plongez dans le passé, vous vous demandez à quel point les gens ont changé et à quel point ils sont restés les mêmes. Ensuite, il a fallu encore de nombreuses années de travail, par intermittence. Beaucoup de choses se sont produites au cours de ces années, évidemment, et j’ai eu du mal à me concentrer sur le livre. J’ai perdu l’inspiration quand Trump a été élu. J’étais déprimé et je ne voulais plus travailler sur l’album. J’ai dessiné une BD Cluedo à cette époque.
Aviez-vous dès le départ l’idée de faire une bande dessinée ?
Je suis un auteur de bande dessinée, donc toutes mes idées se matérialisent sous la forme d’une BD. Je fais aussi des films d’animation, mais parler des Quakers c’est parler du silence. Et les bandes dessinées sont fantastiques pour transmettre le silence.
Quelle est la part de fiction dans cet album très documenté ?
C’est une bonne question. J’ai trouvé des textes et je les ai modifiés. J’ai dessiné des choses que les gens ont réellement faites physiquement, mais je soumets mon personnage à des événements plus dramatiques que ceux relatés par la plupart des journaux de Quakers, du moins ceux que j’ai lus. La scène de l’évasion de la prison, par exemple, m’a semblé à l’origine trop dramatique. Je me demandais si je devais la garder. Mais ensuite, j’ai trouvé un bout de texte avec laquelle l’associer, et c’était parfait. C’est la combinaison de ces mots particuliers avec cette séquence qui me l’a rendue nécessaire. Au dos du livre, je le décris comme “non littéral” – mon livre est un poil plus romanesque que la réalité. De plus, il y a un chapitre entier avec la sœur au centre du livre qui n’a pratiquement pas de texte et qui est entièrement de mon invention. Quand je me suis donné la permission de dessiner ça, le livre s’est mis en place comme un récit, au lieu d’être juste un long collage.
Avez-vous eu des difficultés pour la documentation visuelle ?
Oui, tout à fait. Dessiner des chevaux et toutes ces choses étaient au-delà de mes compétences, pour ainsi dire. J’ai parfois dessiné à partir de photos, mais j’ai essayé de l’éviter. J’avais des figurines sur mon bureau pour que j’arrange les jambes du cheval à chaque fois. Ce livre a été très difficile à faire pour un tas de raisons très différentes. C’est pour ça que j’ai pris autant de temps à le faire.
Vous avez vous-même grandi dans une communauté Quaker. Qu’avez-vous retrouvé de ce que vous avez vécu dans les lettres que vous avez lues ? Et en quoi vous êtes-vous senti proche de Charlie Cox ?
Quand vous grandissez en passant chaque jour une heure sans parler quand vous êtes petit, année après année, vous avez une relation différente avec le silence. Je pense que cette sensation est exprimée dans ce livre. Le caractère de Charlie est un amalgame. Il est un peu mystérieux pour moi. J’ai été frappé par la juxtaposition entre les pensées de la communauté Quaker et ce que le garçon faisait physiquement. J’ai déjà fait des livres où la psychologie du personnage principal était l’élément central, mais celui-ci est différent. Je ne voulais pas mettre des pensées de 2020 dans la tête de ce garçon. J’étais plus intéressé à me demander à quoi il aurait pu penser, sur la base des archives qui existent.
L’élément principal de l’intrigue est l’opposition entre le pacifisme de la communauté Quaker et l’engagement de Charlie Cox dans l’armée. Est-ce que c’est précisément cela qui vous a poussé à écrire ce récit ?
L’idée initiale du livre était de faire un livre Quaker. J’ai grandi à Richmond, en Virginie, où l’histoire de la Guerre civile est omniprésente. C’est dans l’humidité de l’air ici. J’étais donc au courant de ce moment dans la communauté Quaker où il y a eu un désaccord sur l’opportunité ou la manière de soutenir la guerre pour le Nord.
Comment expliquer pour Charlie Cox ce choix de se battre alors que sa communauté abhorre la violence ?
Dans le livre, c’est parce qu’il veut quitter sa petite communauté et ses parents pour accéder au monde extérieur. Les Quakers, à cette époque, disaient encore « thee » et « thou » [les formes anciennes de you], la façon informelle de parler, bien que cela nous semble plus formel maintenant. Ainsi, un garçon quittant sa petite communauté Quaker n’est pas seulement plongé dans une guerre folle, il parle littéralement différemment des gens qui l’entourent. Il y a un élément de « choc culturel ». Le texte du garçon à la guerre reste sur les Quakers, car je pense que même lorsque quelqu’un quitte sa petite communauté, une partie de son esprit y est toujours enracinée.
Est-ce qu’on sait combien de Quakers se sont engagés pendant la Guerre civile ?
Je ne connais pas le nombre exact, mais beaucoup, beaucoup sont morts.
Est-ce que la Guerre civile a eu des conséquences sur le fonctionnement des communautés Quakers comme les conséquences de la Guerre du Vietnam sur la communauté noire ?
Intéressant. A mon avis, je ne pense pas. Dans mon livre, j’exprime les désaccords qui se sont produits au sein de la communauté Quaker, que l’on retrouve principalement dans les débats des Friends Journals, dans les débats qui se déroulent à l’intérieur de l’unique église. Je prends des documents écrits et j’en fais des bulles, comme la mère qui s’oppose au paiement des impôts qui servent à soutenir la guerre en opposition à d’autres dans l’église qui plaident en faveur du règlement de ces impôts.
L’album est quasiment muet, ponctué d’extraits des courriers entre un frère et une sœur. Ça fonctionne parfaitement et donne beaucoup d’émotion. Comment en êtes-vous arrivé à utiliser ce procédé ?
Tous les livres sont silencieux, mais ce livre peut sembler plus silencieux que les autres… C’est en partie ce que j’espérais réussir. Je ne connais pas d’autres livres comme celui-ci, faits de cette manière. L’espace négatif [élément de la composition d’une illustration, espace autour du ou des sujet.s d’une image] est activé, tout « flotte ». Cela m’a été en partie inspiré par les illustrations de l’époque de la Guerre civile, comme celles de John Tenniel, qui traduit l’espace par un système de lignes qui s’estompent sur les bords. Par exemple, une ombre matérialisée par un ensemble de traits sera dirigée dans une direction, puis remontera un mur, sans que la ligne où le sol rencontre le mur ne soit tracée. Cela me semblait lié au silence dans les églises quakers, qui a un peu plus de sens que le silence ordinaire.
Pourquoi avoir choisi le mot Discipline pour le titre de l’album ? Et pas “Emancipation” ou “Choix cornélien” ?
Dans mon livre, la mère parle des commandements, des disciplines quakers, l’une étant de ne tuer personne. Discipline était le titre d’un livre Quaker décrivant justement ces disciplines.
Vous avez fait évoluer votre dessin depuis l’album Cosplayers, avec un trait plus fin, l’usage de trames. Quelle a été votre démarche par rapport au dessin ?
J’ai dessiné Cosplayers pendant Discipline, donc je ne suis pas sûr d’avoir évolué chronologiquement autant que ça peut apparaître aux lecteurs. J’ai des idées et ensuite je réfléchis à la meilleure façon de les dessiner. Je n’ai pas une large gamme, mais je peux faire des choix simples, comme le type de stylo, de papier, etc. Cosplayers était pensé comme une bande dessinée mainstream (elle est même sortie en fascicules, comme les comics grand public) mais légèrement décalée. C’est le cas par exemple pour la façon dont s’habillent les cosplayers pour que leur idiosyncrasie transparaisse. Discipline est entièrement différent évidemment, et il me semblait plus approprié de le dessiner à la plume.
Je voulais dessiner tout en continuant à rechercher des textes, c’est aussi en partie pour cela que tout flotte. Par exemple, il y a une séquence de construction d’un pont flottant. Les schémas de construction du pont étaient à la bibliothèque, alors je les ai eus et j’ai passé des jours à trouver comment les dessiner. Pendant ce temps, j’ai lu d’autres documents et rassemblé des textes que je trouvais captivants. Un jour, des mois plus tard, je découvre comment les relier à mon livre. C’est un peu comme rassembler des images pour un documentaire. Les réalisateurs de documentaires vont souvent chercher du matériel et ne savent pas s’ils vont (ou comment) s’en servir. L’histoire est façonnée au moment du montage.
Pourquoi avoir choisi de ne pas dessiner le contour des cases et le noir et blanc ?
Les cases n’ont pas de contours pour donner plus de puissance à l’espace négatif. Tout nage dans le silence et parfois quelque chose se détache, se rend visible, et parle. Tout cela est lié aux illustrations de la période traitée.
Après cinq années de travail, que retirez-vous de cette aventure hors norme ?
Je sens que je comprends mieux la relation entre mon monde intérieur et le monde extérieur. Par exemple, je peux vous fournir mes réponses, sur les raisons pour lesquelles j’ai dessiné certaines choses, mais à quel point est-ce important ? Le livre est le livre. Ma main a fait ces marques avec un stylo, elles ont été imprimées. Il y a quelques lignes, dans la séquence de construction du pont flottant, qui, je pense, résume mon livre : « Comparez les actes sanglants du présent avec nos professions d’amour et de miséricorde. L’avenir perd de vue nos professions et nous juge tels que nous sommes. » Cela va de pair avec la construction d’un pont sur l’eau.
Discipline. Dash Shaw (scénario et dessin). Editions Ça et Là. 304 pages. 28 euros.
Les dix premières planches :