Derrière le rideau, dans les pas de Simone Signoret et Yves Montand au cœur du bloc de l’Est en 1956
Avec Derrière le rideau, Xavier Bétaucourt et Aleksi Cavaillez nous guide dans les pas de Simone Signoret et Yves Montand au tournant de l’Histoire du XXe siècle et des désillusions idéologiques. Par la judicieuse entremise scénaristique d’un agent des renseignements généraux qui brise avec nous le quatrième mur et de flashbacks semés au fil des pages, nous suivons leurs parcours professionnels, politiques et sentimentaux. Cheminement qui les amène, lors d’une tournée dans le Bloc de l’Est en 1956 jusqu’à trinquer avec Khrouchtchev.
Livre passionnant tant par le sujet que par son traitement, Derrière le rideau fait réfléchir sur sa propre conscience politique et sur les hésitations et renoncements auxquels les lecteur.trices peuvent être confronté.e.s encore aujourd’hui, face à d’autres évènements historiques. Il aborde également l’impact de la grande Histoire dans la petite, le récit n’éludant pas les coulisses du couple ainsi que les retombées professionnelles sur leurs carrières respectives.
Cases d’Histoire : Le point de départ de Derrière le rideau est-il une volonté personnelle ou une commande pour la collection “Duade” des Editions Steinkis ?
Xavier Bétaucourt : C’est un mix entre les deux. Célina Salvador, mon éditrice chez Steinkis, m’avait parlé de cette collection qu’elle voulait créer. Au milieu des couples auxquels elle pensait, il y avait celui formé par Simone Signoret et Yves Montand. Il correspondait à ce que j’aime développer dans mes récits.
Avez-vous procédé différemment que pour vos précédents ouvrages ancrés dans le réel ?
XB : J’ai travaillé de manière très classique : d’abord la recherche de documentation, puis la définition et le choix des enjeux du récit, et enfin, définir comment ‘’raconter l’histoire’’.
Quelles ont été vos sources pour cet ouvrage ?
XB : Elles ont été très nombreuses : il y a bien sûr les différentes biographies et autobiographies mais pas seulement. Cette période est très documentée. La presse de l’époque, les interviews que le couple donnait, les documents de l’Ina, etc. Ils étaient des personnages publics donc le plus gros du travail a été de ‘’faire le tri’’, de recouper les infos.
Aleksi Cavaillez : C’est le couple le plus documenté de l’Histoire de la France d’après-guerre. Le nombre de films, de photos d’actualités et de reportages sur eux est phénoménal. Il y a surtout eu un documentaire des actualités Gaumont sur leur tournée en URSS, je l’ai découvert assez tardivement, alors que je finissais la BD, et à ma grande surprise, ce que j’ai recréé est assez fidèle ! Toute cette documentation m’a beaucoup aidé pour les saisir, et heureusement !
Avant de vous lancer dans cette création, que connaissiez-vous du duo Signoret/Montand ? De cette époque ?
XB : J’avais des souvenirs, gamin, dans les années 1980, de ce couple. Montand me semblait être un vieux réac, Signoret était beaucoup plus engagée dans des causes humanitaires qui dépassaient largement le clivage gauche/droite. Je me sentais donc plus proche d’elle que de lui. J’étais resté sur ces images jusqu’au début de mon travail sur cet album.
AC : Je ne connaissais pas grand chose d’eux en ce qui concerne leur vie publique et privée, leurs engagements. c’est vraiment une autre génération. Cependant, Montand et Signoret c’est pour moi le cinéma, les films de Sautet, Beineix, Autant-Lara, Clouzot, etc. Grâce à Xavier, j’ai découvert l’histoire compliquée de ce couple, entre le machisme, l’engagement politique, l’aveuglement et l’emprise amoureuse, disons toxique.
Scénaristiquement, comment ce projet a-t-il été abordé ?
XB : Il y avait deux aspects que je voulais développer dans cette histoire : ce couple, ses rapports, sa transformation et le monde en tension qui les entoure. C’est l’histoire d’une prise de conscience, les deux héros sortent transformés par cette expérience. Ils comprennent ce qu’ils voient au fur et à mesure qu’ils avancent dans l’histoire et dans les différents pays qu’ils traversent. L’album ne s’adresse pas spécifiquement à des spécialistes de cette période donc il me semblait important de contextualiser pour bien comprendre les enjeux. Pour cela, des rappels historiques simples et concis me semblaient être la meilleure solution.
Comment est venu l’idée du narrateur/inspecteur des RG ?
XB : Signoret et Montand étaient fichés, suivis, observés, les documents qui le montrent ont d’ailleurs depuis été rendus accessibles. Je voulais montrer cette dimension paranoïaque de la guerre froide qui
s’appliquait à tous et bien sûr aux personnalités publiques. Ce personnage était également pratique pour prendre un peu de recul dans le récit quand j’en avais besoin.
On les perçoit parfois naïfs, peut-être intéressés. Se mentaient-ils à eux-même ?
XB : Je ne pense pas qu’ils aient été vraiment naïfs. Elle comprenait parfaitement ce qu’il se passait mais l’idéal était plus fort (surtout avant de partir). De son côté, Montand avait le communisme ancré en lui à cause de son histoire familiale, c’était donc plus compliqué pour lui de prendre du recul par rapport à ce qu’ils vivaient. Elle était peut-être plus ‘’intéressée’’, ou pragmatique, que lui et je pense qu’il détestait avoir tort (et encore plus le reconnaitre).
Comment équilibrez-vous les parts de fiction et de réalité, la grande et la petite histoire ? Quid des rencontres avec des personnages historiques ou tout du moins ayant existé ?
XB : Pour ce qui est des équilibres, ce fut très simple ici : il n’y a rien de fictionnel dans ce récit et la petite et la grande Histoire sont tellement intriquées que j’ai simplement dû suivre le parcours du couple et faire des choix pour illustrer mon propos. Tous les personnages de ce récit ont vraiment existé et les rencontres avec Signoret/Montand aussi. Là encore, je n’ai eu qu’à me laisser porter par les faits.
Graphiquement, le trait est vivant et charbonneux, il se prête bien, et à la période, et au Bloc de l’Est. Quels ont été vos choix techniques pour Derrière le rideau ?
AC : J’ai toujours envie de changer d’univers graphique à chaque album, en fonction du sujet. C’est toujours intéressant de se renouveler, de prendre des chemins différents, quitte a revenir sur ses pas. Cette fois-ci, j’ai choisi le crayon gras, en raison de sa temporalité et des ambiances hivernales, soviétiques – avec beaucoup de lignes droites obliques, comme les photos de Rodtchenko. Et il se trouve que cela marche très bien comme ça et cela a convaincu Steinkis et Xavier.
Pour ma part, dans votre création, j’ai apprécié les postures, la reconstitution de la gestuelle de Montand. Pour Signoret, les sentiments intimes, les doutes jaillissent sur son visage. Pour les deux, la séduction et le charisme mutuels et sur leur entourage sont omniprésents.
AC : Merci ! Montand c’est un corps, une voix et visage très particulier comme on en voit rarement aujourd’hui, il est fait pour le cinéma. C’est une gueule qu’on n’oublie pas, comme Lino Ventura ou Gabin. En dessin réaliste, c’est une autre histoire, mais heureusement que j’ai bien saisi ce petit truc qu’il fait avec son corps, il se déhanche parfois. Il y a surtout ses tics, facilement reconnaissables, soit il lève toujours le menton soit il baisse son regard, entre autres. Et la tenue de la cigarette joue beaucoup, c’étaient des gros fumeurs. Simone Signoret est plus lisse, comme toutes les actrices de l’époque, plus facile a dessiner, il faut dire qu’elle était graphiquement moins intéressante, à mon grand regret !
Scénaristiquement, on sent davantage d’empathie pour Simone Signoret. Est-ce un choix conscient ?
XB : Plus d’empathie pour Signoret ? Je ne sais pas, ce n’était pas une volonté de ma part. Ce qui est certain, c’est que Montand est un personnage plus clivant que Signoret même si elle ne sort pas glorifiée par son attitude envers sa famille restée à l’Est. Dans les deux cas il fallait faire attention à ne pas faire de portrait uniquement à charge, ce sont des personnages complexes dans une situation complexe.
Avec le recul de cette création, quel regard portez-vous maintenant sur cette époque et sur ce couple ?
AC : Que les époques et les mentalités ne changent pas du tout, les modes oui. Avec le recul on peut facilement faire des rapprochements avec la guerre en Ukraine, la propagande russe, le fascisme, gauchisme ou autre chose en isme, le comportement de Montand sur Signoret et la place de la femme, mais surtout la question de l’engagement politique quand on est une personnalité. Pour hier comme pour aujourd’hui, est-ce une affaire d’image, d’opportunisme ou de réel engagement politique ? Je ne sais pas, tellement tout me semble imbriqué.
XB : Ce couple me semble terriblement moderne et vivant dans une époque qui ressemble en bien des points à celle d’aujourd’hui. Il me semble que les artistes et intellectuels de l’époque s’engageaient plus qu’aujourd’hui, il y avait donc plus de risques de faire des erreurs.
Derrière le rideau. Xavier Bétaucourt (scénario). Aleksi Cavaillez (dessin). Steinkis. 116 pages. 20 euros.
Les huit premières planches :